Teona Strugar Mitevska : « Mère Teresa était une figure punk »

Teona Strugar Mitevska © Ivan Blazhev.

Il y a une quinzaine d’années, Teona Strugar Mitevska consacrait le documentaire Teresa and I à Mère Teresa, originaire comme elle de Skopje, en Macédoine. Un film indirectement à l’origine de Mother, biopic où la cinéaste brosse un portrait audacieux de la future prix Nobel de la paix en s’arrêtant sur un moment charnière de son parcours : les sept jours de 1948 qui devaient précéder son départ de l’ordre des soeurs de Lorette pour fonder les Missionnaires de la Charité. Elle nous en parlait il y a quelques jours à Bruxelles, où elle réside désormais.

Mother est le second film que vous consacrez à Mère Teresa. D’où vient cette fascination ?

-La fascination est née de la connaissance accumulée pendant la réalisation du documentaire Teresa and I. Nous avons eu la chance de parler à quatre et puis cinq soeurs qui avaient connu Mère Teresa, des femmes intéressantes et passionnées qui nous ont raconté des anecdotes de l’époque. Celles-ci étaient très révélatrices du caractère de Mère Teresa : la manière, par exemple, dont elle insistait sur le fait de se détacher des choses matérielles. Ou encore sa détermination, comme quand elle est venue dans la nuit trouver une soeur tout juste rentrée d’un pays éloigné pour lui signifier qu’elle devait repartir aux Philippines deux jours plus tard suite à une importante infestation de l’eau. Alors que cette soeur protestait, arguant qu’elle venait à peine de rentrer et qu’elle ne connaissait pas langue, elle lui avait répondu : « désolée, on a besoin de nous, tu repars ». Cette détermination m’a fascinée, tout comme le fait qu’elle était aussi exigeante avec elle-même qu’avec celles qui l’entouraient. Elle agissait comme un général en campagne, avec une idée très précise de ce qu’elle voulait et de ce qu’elle avait à faire, couplée à de remarquables capacités d’organisation. Elle a vraiment organisé ce réseau, cette armée de femmes pour les femmes. Ces différents aspects me parlaient, je m’y retrouvais à divers niveaux en tant que femme moderne contemporaine. J’ai découvert que ce personnage était la CEO d’une sorte de société et pas seulement une figure religieuse. Et tellement contemporaine à sa manière que ça allait à l’encontre de toutes les idées préconçues sur ce qu’était la place d’une femme à l’époque, et a fortiori d’une religieuse, une nonne. J’ai voulu présenter cette dimension au monde.

Mother n’est pas ce que l’on pourrait considérer comme un biopic traditionnel. Comment avez-vous trouvé le bon angle pour approcher Mère Teresa ?

-C’était très simple, je me suis inspirée de ce qu’avait fait Alexander Sokurov, dont j’adore la manière dont il s’empare de figures historiques. J’apprécie la limitation de l’espace et du temps; c’est une bonne stratégie, en termes de dramaturgie, pour intensifier une histoire. Il était donc tout à fait évident dès le début que le film se déroulerait sur une période très limitée dans le temps, et ces sept jours se sont imposés avec la force de l’évidence. En 1948, Teresa est une jeune femme de 38 ans qui se trouve à un moment pivot de son existence, où elle prend une grande décision. Cela avait du sens de montrer la femme qu’elle était avant de devenir celle que nous connaissons, la sainte que nous aimons.

-Dans quelle mesure le film est-il conforme à la réalité ? Quelle licence artistique vous êtes-vous accordée ?

-Tout ce qui touche à son personnage s’appuie sur des recherches approfondies, et découle de ce que nous avions découvert en travaillant sur le documentaire, de ses écrits, de ses journaux, où elle s’exprime très ouvertement sur ses dilemmes les plus profonds, la lutte qu’elle mène contre sa vanité et son ambition, son désir d’être une femme et une mère etc. Le film est une proposition libre, mais pas tout à fait, parce qu’elle se base sur de nombreuses recherches. Beaucoup de scènes ont également été inspirées par les interviews que nous avions faites avec les soeurs, comme celle de la calculatrice, que l’une d’elles nous a racontée. Ou la scène du téléphone avec madame Kumar, qui est à l’origine de l’idée qu’elle serait une sorte de Robin des Bois. Ensuite, pour la construction du personnage de « Mother », nous avons eu l’idée de créer Agnieszka, un personnage totalement inventé qui constitue en quelque sorte son alter ego, son autre moitié, ses désirs refoulés, ses questionnements. Nous avons ajouté Agnieszka pour enrichir et comprendre le personnage de « Mother », mais aussi pour mettre en perspective tout ce qui touchait à la féminité, à la maternité, à l’avortement, un aspect très problématique à mes yeux, en tant que femme moderne contemporaine.

-Alors qu’elle est une femme très moderne à bien des égards, son attitude par rapport à l’avortement pose question en effet…

-J’admire Mère Teresa pour son aptitude à l’altruisme, l’abnégation, pour ce qu’elle a fait avec les Missions de la Charité. C’est incroyable ! Combien d’entre nous seraient capables de renoncer au confort, et de consacrer leur vie à donner ? C’est quelque chose que j’admire en elle, mais son point de vue sur l’avortement, même si je peux le comprendre eu égard à l’époque et à son statut de nonne, me pose problème en tant que femme contemporaine. On aurait pu ne pas l’aborder, mais cela ne m’aurait pas semblé honnête en tant que féministe, d’ignorer ce problème évident. Il était important d’en parler même si c’était risqué. Mais cela fait partie du personnage, et de ses contradictions. On aurait pu faire un film en l’idéalisant, mais quel aurait été l’intérêt ? Et en quoi cela aurait-il reflété la vérité ? Ne sommes-nous pas tous noirs et blancs et remplis de doutes ? Nous nous posons chaque jour des questions sur différents aspects de notre existence et sur nos décisions, pourquoi faudrait-il qu’elle soit différente de chacun d’entre nous. C’est ce qu’elle a accompli qui fait d’elle une sainte, mais elle était aussi humaine que vous et moi, aussi fragile et aussi forte, et c’était une dimension qu’il convenait d’inclure.

-Elle dit à un moment être « une femme dans un monde gouverné par des hommes ». Cet angle féministe a-t-il contribué à votre intérêt pour son histoire ?

-Absolument. Pour moi, c’est une figure fort féministe parce qu’elle s’en fichait complètement. Elle avait une idée et, dans cette structure très patriarcale gouvernée par les hommes qu’est l’église catholique, elle s’y est tenue et a réussi à accomplir ce que des hommes n’ont pu faire. Qu’elle ait été autorisée à créer son propre ordre est incroyable. Elle s’est accordé beaucoup de libertés, plus que beaucoup d’entre nous n’oseraient le faire aujourd’hui encore. Je suis certaine qu’elle n’a pas prononcé cette phrase, mais je suis convaincue qu’elle l’a pensé, parce que l’ordre des soeurs de Lorette, qui est un ordre irlandais, a été créé par Mary Ward, une femme extrêmement audacieuse et féministe de son époque. En créant l’ordre, elle voulait une indépendance complète, gouvernée par l’idée d’une armée de femmes pour les femmes. Elle était aussi soucieuse de l’éducation des femmes, et a été excommuniée par l’église catholique. Mère Teresa a choisi de rejoindre cet ordre alors qu’elle aurait pu opter pour d’autres. Mon hypothèse, c’est que par sa manière d’être et d’agir combinée à son intelligence, elle avait une conscience aiguisée de sa position en tant que femme au sein de l’Eglise.

-Qu’est-ce qui faisait de Noomi Rapace la Mère Teresa idéale à vos yeux ?

Millenium. Une fois encore, cela a découlé du personnage que m’ont révélé mes recherches : j’ai découvert une leader, un général, une rebelle, presque une figure punk. Et au moment du casting, j’ai cherché quelqu’un qui avait en elle cette énergie punk et, bien sûr, le nom de Noomi m’est venu à l’esprit. Nous lui avons envoyé le scénario, et le voyage a commencé. Par chance, elle avait vu un de mes films précédents, Dieu existe, son nom est Petrunya, on s’est rencontrées, et il était clair qu’on pourrait faire quelque chose ensemble. Mais cela a pris du temps : nous avons travaillé longtemps sur le personnage, passé presque un an et demi en réécritures et à travailler sur les scènes… Comme actrice, Noomi a besoin de temps, parce qu’elle doit devenir le personnage, l’incarner pleinement. Une fois qu’elle l’est, ça y est, mais c’est un processus qui prend du temps.

-Vous introduisez des éléments de cinéma de genre dans le film, comme lorsque la chambre rétrécit. Pourquoi avoir voulu jouer de ces éléments ?

-Je trouve important de mélanger. Tout a déjà été raconté et essayé, et cela vaut pour l’ensemble des arts. Donc, à chacun de mes films, j’essaie de repousser certaines frontières. Je n’y arrive peut-être pas toujours, mais en tout cas, je repousse mes limites, et ma compréhension de la forme et des genres. Je ne suis pas une grande connaisseuse du cinéma de genre, mais bien des formes. Et je trouve le mélange des genres fort intéressant, je développe d’ailleurs quelques projets où je m’amuse avec cette dimension. Mother est peut-être un premier pas dans l’optique de casser les règles. Nous avons aussi essayé de les casser dans les cadrages du film, l’harmonie, l’équilibre, et de trouver la beauté différemment, en secouant les idées préconçues, et en observant l’effet que cela produirait. Idem pour les genres : on s’est dit « pourquoi pas ? » Ce film est une réussite à titre personnel parce que j’ai osé pour la première fois faire tout ce dont je pouvais bien avoir envie…

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