Encore quelques jours avant de découvrir Vie privée, le sixième long métrage de Rebecca Zlotowski, une comédie policière où la réalisatrice de Grand Central réunit la plus francophile des actrices américaines, Jodie Foster, et Daniel Auteuil. En guise d’avant-goût, la cinéaste parisienne était, il y a quelques jours, l’invitée du 17e festival Lumière, à Lyon, pour y partager sa cinéphilie, s’arrêtant, extraits à l’appui, sur une série de films l’ayant marquée de l’enfance à l’adolescence. « De parler des films qu’on aime, vous vous rendez compte du degré d’intimité qu’on va partager ? C’est un peu comme partager son Kamasutra, un peu dire voilà ce que j’aime, comment je l’aime, avec qui je l’ai fait, c’était quand la première fois…, je m’arrête là, préambule-t-elle. Ca en dit très long sur nous. » Morceaux choisis.
Le roi et l’oiseau, de Paul Grimault (1980). « Ce film, c’est un peu ma cinéphilie VHS. Je l’ai vu comme enfant, avec cette histoire formidable écrite par Jacques Prévert. Mais je crois que ce film est aussi à l’origine de ma conscience de classe. En m’y replongeant, je me suis rendu compte de la richesse politique du scénario, et de la puissance sociale du film, de la puissance de la dénonciation de l’absence totale de liberté, de possibilité de s’exprimer, de possibilité de vivre. Tout ça m’a irriguée, construite, révoltée. J’aime l’idée que le film qui devait s’appeler Le ramoneur et la bergère, d’après le conte d’Andersen, soit devenu Le roi et l’oiseau, c’est vraiment le projet du film, qui est de raconter combien on a besoin de dissidence dans un monde de tyrannie. »
Les Amants, de Louis Malle (1958). « C’est quand même la première scène de cunnilingus du cinéma français, avec tout ce qu’il peut y avoir de transgressif à voir le plaisir sur le visage de Jeanne Moreau. J’ai une passion pour Louis Malle, l’un des auteurs les plus indépendants de la Nouvelle Vague, mais pas le moins brillant ni le moins sensible à mes yeux. Ce film a été à l’origine d’une bataille aux Etats-Unis, où on a redéfini ce qu’était un film pornographique ou non à son aune. J’ai été fascinée par Jeanne Moreau : c’est une actrice exceptionnelle qui a inspiré la cinéaste, mais aussi la femme que je suis. J’ai vu Les Amants à 13-14 ans, et le cinéma a aussi été une manière pour moi de découvrir la sexualité. J’ai volé à Louis Malle le titre de mon prochain film, Vie privée. J’ai demandé à sa veuve, Candice Bergen, si je pouvais l’utiliser. »
The Last Seduction, de John Dahl (1994). « Où es-tu, Linda Fiorentino ? Le film n’est pas inoubliable par sa mise en scène, c’est un film néo-noir, de cette génération des années 90 qui a flirté avec les thrillers érotiques. Mais Linda Fiorentino ! Vous imaginez que quand cette femme émerge au cinéma, elle me fascine. J’essaie de lui ressembler en tout point alors que c’est, on peut le dire sans être vulgaire, une salope, qui se comporte avec une condescendance, un snobisme… Il y a dans ce film déjà beaucoup de choses de l’Amérique de Trump. The Last Seduction nous fait la voir avec la distance nécessaire pour être et excités par elle, et nous moquer de son outrecuidance, de son rapport vicié à l’amour, aux sentiments et à la sexualité. Et tout ça, avec beaucoup d’humour. Linda Fiorentino n’a pas fait carrière parce qu’elle était « chiante ». Elle a vraiment voulu contrôler son rapport à la nudité. Elle était dans Men in Black, puis elle n’a plus voulu faire le 2, ça ne l’intéressait pas. Et elle ne voulait pas être retouchée sur l’affiche. Ils voulaient lui faire des seins plus gros, elle a refusé, et ça l’a fait disparaître à Hollywood. Elle est devenue joueuse de poker, et elle est très riche…. The Last Seduction, c’était un peu « bye bye » à ce type de séduction. »
« Pour en terminer sur l’identification, une des raisons pour lesquelles j’aimais le plus aller au cinéma, certainement en 1994, c’était pour voir comment les femmes étaient habillées. Linda Fiorentino, Lara Flynn Boyle et Sherilyn Fenn, ces trois brunes-là, elles m’ont renversée. Il y a une autre zone du cinéma qui m’a obsédée à 15-16 ans, avec encore Jeanne Moreau et sa robe fine dans La Notte, d’Antonioni, et c’est le cinéma italien des années 60, avec la post-synchro, quelque chose de très réaliste mais en même temps au passé, il y avait du jazz et les robes que portaient ces femmes, les yeux qu’elles se faisaient et une incarnation de la féminité qui me séduisait. Le cinéma, c’était regarder les femmes, comment elles s’habillent, comment elles se parent, ce qui m’a menée à un cinéma-vérité, un cinéma très documenté. C’est difficile d’imaginer ça quand on connait mes films, parce que j’aime qu’ils soient très stylisés, mais au fond, ce qui m’a menée vraiment dans ma cinéphilie, c’est le documentaire et notamment Jacques Rozier. »
Paparazzi, de Jacques Rozier (1963). « C’est un court métrage documentaire sur le tournage du Mépris, dans lequel on plonge avec la voix de Michel Piccoli. Rozier utilise une longue focale, le moyen du paparazzi, pour raconter quelque chose, alors que lui, il a accès au plateau. Godard était fasciné par Rozier et Adieu Philippine, son premier long métrage, il avait écrit à l’époque quelque chose comme « qui n’a pas vu le long regard face caméra d’Yveline Cery n’a rien vu cette année au cinéma. » Rozier lui a demandé de raconter la rencontre entre Bardot et Godard qu’il a refabriquée. Quand on les voit accoster à Capri, c’est refabriqué par Rozier, il y a une petite conversation avec les policiers, une conversation avec les paparazzi, mais ce que j’adore, c’est qu’on est un peu dans le générique d’un Cluedo, avec cette voix hyper inquiétante, menaçante, parce que ce tournage se place sous les auspices de la célébrité trop grande. Cette célébrité excessive, impossible à porter ou à supporter pour Brigitte Bardot qui, aujourd’hui, apparaît assez banale, mais qui, à l’époque, a dû profondément terrasser y compris les cinéastes qui travaillaient avec elle, cette notoriété qui dépassait tout ce qu’ils auraient pu imaginer dans leurs films. »
L’homme qui aimait les femmes, de François Truffaut (1977). « Voilà un film que tout le monde considère comme misogyne. Quand je dis que je l’adore, on me répond « ah bon? » Je trouve le film hyper libre et j’adore Brigitte Fossey, qui est une actrice extrêmement gracieuse. La scène que j’ai choisie n’est pas la plus grandiose, Nelson Almendros, le chef-opérateur, ne se dit sûrement pas que c’est son grand moment. Ils sont dans une voiture, c’est tourné en studio, il y a le petit passage où il y a une déviation et il se passe un accident au milieu. C’est compliqué à mettre en scène, c’est une petite aventure pour arriver à cette déviation, et je vous laisse méditer sur ce qu’elle signifie. Je trouve ça fascinant. Comme l’obsession de Bertrand Morane/Charles Denner dans le film, ce film m’a obsédée. Je vous parlais de comment les femmes s’habillent, et là, c’était ce que désirent les hommes. Dans le titre L’homme qui aimait les femmes, je me disais, « C’est comme ça qu’on va découvrir comment plaire, ce qui se passe dans ce cerveau… » Le film n’est pas du tout là-dessus, il est sur autre chose, mais quand même, il y avait ça, et ça comptait pour moi. Et puis, il y a des films qui ont une espèce de secret qui fait que vous y retournez. Il y a quelque chose de l’obsession chez Charles Denner qui est, je crois, lié à l’obsession et au fétichisme qu’on a quand on est cinéphile. »
La collectionneuse, d’Eric Rohmer (1967). « Pour moi, c’est vraiment le commentaire par Rohmer de la révolution sexuelle. Puisque c’est Rohmer, c’est discret, ça ne va pas dans le racolage. L’actrice s’appelle Haydee Politoff. Quand je fais Une fille facile, avec Zahia Dehar, qui s’était fait connaître par une affaire de moeurs, qui a un physique de cagole, de bimbo avec une poitrine hyper généreuse, très cambrée, Haydee Politoff, c’est Zahia Dehar en 1967. Il y a vraiment l’idée d’une jeune femme qui était considérée par le film comme la lie de l’humanité. Pour moi, le génie de Rohmer, c’est de filmer en fétichisant toutes les parties de son corps, mais sans rien lui voler. On est à l’opposé de ce qu’on appelle aujourd’hui le male gaze le plus basique. Et je pense que c’est une manière littéraire, philosophique de dire : voilà l’objet du délit, et voilà ce dont on va parler, de la puissance érotique, sexuelle que dégage cette femme sublime. Je crois que tous les baby-boomers ont fantasmé sur elle. Je suis reconnaissante aux contes moraux de Rohmer de continuer à me parler aussi délicatement, aussi puissamment aujourd’hui encore. »
Foxes, d’Adrian Lyne (1980). « Je viens de terminer un film en français avec Jodie Foster – le rêve ! -, une actrice qui m’a accompagnée, bouleversée, construite en tant que cinéphile, cinéaste et femme. Et le film qui m’a le plus marquée d’elle au début et qu’elle déteste, c’est Foxes, le premier long métrage d’Adrian Lyne, un réalisateur que certains trouvent mineur mais que j’adore. On est donc passé de La collectionneuse et de cette fétichisation intéressante comprise par le film de Rohmer à un pur moment de caresse de la caméra, braquée sur des adolescentes, des nymphettes, dont on commence sur le côté prépubère, elles sont charmantes, gracieuses, c’est l’opposé sur le spectre de ce que peut être le regard qu’on porte sur ces jeunes filles. Et je pense que pour Jodie Foster, c’était évident dès la fabrication du film, le regard qui était porté sur elle et ces trois filles adolescentes. Pourquoi ce film me plaisait ? D’abord, la direction artistique avait un côté séduisant, il y avait quelque chose du Los Angeles de la fin des années 70 qui me parlait. Et puis, l’histoire, c’est vraiment comment ces quatre jeunes femmes négocient leur indépendance dans la vie. Et c’est quand même le gros sujet de notre vie quand on a entre 17 et 20 ans, le désir de se séparer et de vivre seule. Et ce film est là-dessus, avec une part sombre, tragique et inquiétante à un moment, qu’on reconnaît parfois dans les films de Los Angeles de Paul Thomas Anderson, comme Licorice Pizza. (…) Là, on en a fini avec moi dans ma chambre d’adolescente. Ensuite, j’ai commencé à faire des films… »