Issue de la RITCS School of Arts de Bruxelles, Cato Kusters s’était fait remarquer avec son film de fin d’études, Finn’s Hiel, sélectionné dans de nombreux festivals internationaux et primé à Gand. Adapté du livre éponyme de Fleur Pierets, Julian, son premier long métrage, impose aujourd’hui le regard et la sensibilité de la cinéaste flamande. Elle s’y empare, tout en délicatesse, de l’histoire vraie de Fleur et Julian, sa compagne, deux jeunes femmes follement amoureuses qui vont se lancer, en 2017, dans un projet ambitieux : se marier dans tous les pays autorisant le mariage homosexuel. Le « Projet 22 » est né, qui connaîtra toutefois un arrêt douloureux, l’amour absolu se heurtant à la fragilité de l’existence dans un drame intime et engagé dont la réalisatrice nous parlait il y a quelques jours à Bruxelles.
-Comment avez-vous découvert le livre de Fleur Pieters dont est inspiré le film ?
-A la sortie du livre, Fleur a fait une tournée promotionnelle en Flandre, et elle a participé à une émission de radio que j’écoute souvent. J’étais en voiture quand je l’ai entendue, et le sérieux, le dévouement avec lesquels elle parlait de Julian, sa femme, étaient quelque chose de rare. J’ai dû me garer tant j’étais bouleversée en découvrant leur histoire. J’ai acheté le livre, que j’ai lu en deux ou trois jours, et j’ai rencontré Fleur peu de temps après lors d’un événement, où elle m’a fort étonnée en tant que personne. Je savais déjà qu’elle était en discussion avec The Reunion (la société de production des frères Lukas et Michiel Dhont, NDLR) pour en tirer un film, mais je l’ai plutôt approchée comme admiratrice, et je l’ai invitée à venir voir mon film de fin d’études. Michiel Dhont m’a ensuite appelée pour me dire qu’ils l’avaient aimé, qu’ils savaient que je connaissais Fleur et que son histoire me tenait à coeur. Il m’a suggéré de relire le livre pour voir ce que j’en ferais comme réalisatrice. Cela m’a surprise – j’étais encore une étudiante pratiquement -, mais j’ai aussitôt voulu faire ce film, tenir cette histoire en mains, et en prendre soin.
-Comment s’est déroulé le processus d’adaptation ?
-Fleur et Angelo Tijssens, mon coscénariste, avaient déjà commencé à écrire un scénario. Je l’ai trouvé très beau, mais on a quand même dû le reprendre depuis le début à mon arrivée parce que j’avais d’autres idées pour la chronologie. Il y avait un scénario à l’état brut, qu’on a retravaillé pendant deux ans et demi. Et au final, il ne reste que très peu du scénario initial, on a vraiment tout réarrangé. J’aimais beaucoup le travail d’Angelo, mais il fallait aussi trouver comment moi, j’allais prendre ma place.
-Fleur Pierets a-t-elle été impliquée tout au long du processus, ou a-t-elle pris une certaine distance une fois acquis le principe que vous feriez le film ?
-Elle a pris un peu de distance, et elle m’a fait confiance, ce dont je lui suis très reconnaissante. Mais il était aussi important pour moi qu’elle reste fort impliquée : elle était productrice exécutive du film, et j’ai vraiment tenu à ce qu’elle lise toutes les versions du scénario, qu’elle soit incluse dans les décisions sur le casting, qu’elle vienne quelques jours sur le plateau, qu’elle voie différents montages, parce que je savais qu’elle veillerait à ce que l’on reste proches du cœur de l’histoire. Et j’avais une grande confiance en son goût.
–Julian est une histoire d’amour absolu avec une dimension politique. A-t-il été simple de trouver l’équilibre entre ces deux facettes de l’histoire ?
-Pas toujours, c’était un travail d’équilibriste. Nous avons décidé de ne jamais écrire de scène sur le « Projet 22 » sans qu’elle ne raconte aussi quelque chose sur les personnages. On a vraiment essayé de montrer quelque chose d’essentiel soit sur Fleur, soit sur ce qui différenciait Fleur et Julian dans ce projet, parce que le plus important pour moi était de montrer que tout le côté politique et activiste était parti de leur amour. L’amour et les personnages passaient toujours d’abord; l’histoire politique en soi n’était pas la priorité. Il y avait quelque chose dans ce livre, et dans la façon dont Fleur parlait de Julian, qui m’a fait comprendre qu’il y avait une dimension éternelle à cette histoire, quelque chose de plus profond, de plus ancien que j’avais lu entre les lignes du livre, et dont je voulais que cela transpire du film également.
-Comment avez-vous travaillé avec Nina Meurisse et Laurence Roothooft, les comédiennes, pour obtenir un tel degré d’intimité ?
-On a consacré beaucoup de temps au casting. Il fallait vraiment que je reconnaisse quelque chose de Fleur dans la comédienne qui allait l’interpréter, et pareil pour Julian, parce que la dynamique qui a débouché sur ce projet était tellement spécifique qu’il était impératif de trouver deux actrices qui puissent incarner une dynamique similaire. On a vu plus de 300 personnes pour en trouver deux qui aient une sorte de rivalité ludique entre elles, une vraie alchimie et une admiration mutuelle. Nous avons su avoir trouvé quand nous avons vu Nina et Laurence, et tout est devenu plus facile. Elles sont en quelque sorte très rapidement tombées amoureuses l’une de l’autre comme personnes. Nous avons passé un week-end ensemble pour qu’elles apprennent à mieux se connaître, et sur le plateau, nous leur avons donné les caméscopes et les avons laissé tourner des scènes à deux quand elles avaient un peu de temps. Elles se filmaient l’une l’autre, et j’aimais beaucoup visionner ce matériel en rentrant chez moi, parce qu’on pouvait les voir, au fil du tournage, se regarder, jouer l’une avec l’autre et vraiment tomber amoureuses. Plus nous avancions dans le tournage, plus chaque scène devenait facile, parce qu’il y avait quelque chose de réel entre elles, ce n’était pas fabriqué.
-Vous avez intégré certaines scènes tournées au caméscope dans le film. Vous saviez dès le départ que vous alliez procéder de la sorte ?
-La dimension caméscope était présent dans la vraie vie et dans le livre, où elles se filmaient tout le temps, avec l’idée de faire éventuellement un documentaire autour du « Projet 22 ». Certaines scènes intégraient déjà l’élément du caméscope, mais à l’écriture, on a découvert qu’on pouvait l’utiliser de différentes manières métaphoriques, parce que le fait de capter des moments raconte aussi quelque chose sur la mémoire, c’est comme un album photo avec la texture de la mémoire. Cette caméra se trouvait sur le plateau, et il m’a semblé que ça pouvait être une bonne idée de les laisser filmer des choses que nous pourrions peut-être utiliser pour montrer aux mariages. Nous avons filmé les mariages le premier jour de tournage, elles ont donc commencé à se filmer l’une l’autre dès le premier jour, chaque fois qu’elles avaient un moment. C’était tellement amusant à regarder que nous avons créé de plus en plus de moments sur le plateau leur permettant de le faire. La moitié de ces scènes étaient écrites, et l’autre moitié, ce sont juste Nina et Laurence dans leur personnage, quand elles sont Fleur et Julian. C’était aussi une façon pour moi de redonner la direction d’acteurs aux comédiens. Elles comprenaient très bien leurs personnages, donc c’était évident que ça allait marcher. Narrativement, ces images ne sont pas indispensables, mais elles donnent du coeur, elles ajoutent de l’âme à cette dynamique.
-En dépit des côtés sombres de l’histoire, Julian est un film solaire. Comment avez-vous procédé pour que la lumière l’emporte sur la noirceur ?
-Nous avons veillé à toujours capter la lumière naturelle dans les scènes de maladie ou de deuil. Et dans le rythme et le montage, j’ai voulu qu’il y ait toujours de l’espace dans les scènes les plus douloureuses. Chaque fois que le pire se produit, nous avons laissé de l’espace pour que le spectateur puisse observer et ressentir ce qu’il veut. On n’impose jamais vraiment un sentiment au spectateur. Ce qui est montré est parfois assez lourd, il importait de créer cet espace pour le spectateur, sans aller dans la surenchère. Je tenais à garder une tonalité pudique au film.
–Pourquoi avoir opté pour une narration non linéaire ?
-C’est un élément qu’on a emprunté au livre. Fleur commence en décrivant comment Julian est décédée, puis elle raconte le premier jour où elles se sont rencontrées. Elle avait décidé de ne pas faire de la maladie et la mort de Julian un élément d’intrigue, avec pour conséquence que les scènes les plus émotionnelles et les scènes les plus heureuses sont collées. Le fait qu’elles soient dos-à-dos influence la manière dont on les regarde. J’ai trouvé ça très fort, ça fonctionnait très bien, et c’est aussi très fidèle à la façon dont fonctionne la mémoire : quelque chose peut changer de sens en fonction de l’endroit où vous le placez. J’ai donc voulu garder cette juxtaposition dans le film. Nous avons su très tôt que le récit ne serait pas chronologique, et une bonne partie du travail a consisté à savoir comment on aurait ces sept années, parce que dans le livre, elle saute vraiment d’un endroit à l’autre. Nous avons créé une ligne du temps cohésive, avec des lieux et des moments clés pour ensuite disposer des choses alentour.
-Fleur Pierets est une artiste et une activiste. Vous-même, considérez-vous que les deux soient indissociables ?
-Je ne me désignerais pas comme activiste. On m’a demandé s’il me faudrait toujours un élément factuel pour en tirer un film, et je ne pense pas nécessairement. Mais ces grandes histoires peuvent parfois révéler quelque chose de plus profond sur la réalité de la vie ou de la condition humaine à un moment donné, ce que je trouve intéressant. Une histoire comme celle-ci peut nous rappeler la vérité éternelle de l’amour. Je ne pense pas que l’activisme soit nécessairement mon moteur créatif, qui est plutôt une compréhension plus grande de ce qui se passe, et de la manière dont cela pourra rester vrai dans 100 ans. C’est ce qui est sous la surface qui m’intéresse.
-Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retirent de votre film ?
-C’est un cliché, mais l’amour est l’amour. Le fait que Julian ne devrait pas être une histoire politique ni le « Projet 22 » un projet politique. Et que quand quelqu’un a touché votre vie comme Julian l’a fait de celle de Fleur, l’amour peut transcender les frontières de la vie et de la mort. Un amour peut vous transformer en la meilleure version de vous-même et vous rendre plus courageux, plus sensible, plus réceptif au monde alentour, et au bout du compte, c’est le don qu’a fait Julian à Fleur. L’amour est l’amour, avec le pouvoir qui en découle. On tend à être un peu pédants à l’égard de l’amour, en le considérant comme frivole, mais non…