Lotfi Achour : « un mouvement entre la cruauté et la beauté »

« Les enfants rouges », de Lotfi Achour.

Dramaturge et cinéaste franco-tunisien, Lotfi Achour s’était fait connaître en 2017 avec Demain dès l’aube, un film entrecroisant les destins de deux jeunes femmes et d’un adolescent dans la Tunisie d’après la révolution de 2011. Les enfants rouges, son deuxième long métrage, s’inspire pour sa part d’une tragédie qui avait endeuillé son pays il y a dix ans, lorsque des djihadistes avaient sauvagement assassiné un jeune berger dans la montagne, avant de laisser le soin à son cousin de rapporter sa tête en guise d’avertissement à sa famille. Il nous en parlait il y a quelques jours lors d’un entretien téléphonique. « Les faits se sont déroulés en 2015, le 15 novembre exactement, dans une région très pauvre au centre-ouest de la Tunisie, à la frontière algérienne, explique-t-il. Il s’agit d’une région montagneuse, où on trouvait à l’époque quelques groupuscules djihadistes, un phénomène ponctuel dans l’histoire récente du pays. On a appris un soir sur Facebook qu’un jeune berger de 16 ans avait été enlevé avec son cousin de 14 ans, qu’il avait été décapité. Et que son cousin avait ramené la tête que la famille avait mise dans le frigo de la maison du frère, alors que le corps était resté à la montagne. C’était extrêmement choquant, et on a passé la nuit à se demander ce qu’il allait advenir du corps. Le lendemain matin, suite au tollé, des hommes politiques et des médias se sont rendus dans la région, mais la famille était déjà partie afin de ramener le corps. Voilà pour le fait réel qui a inspiré le film. »

La défaillance de l’Etat

En Tunisie, l’onde de choc est terrible, à la mesure de l’horreur du drame : « ce qui était choquant, c’était qu’ils s’attaquent à des enfants, mais aussi que le crime était vraiment abject, avec la cruauté de la décapitation et la mise en scène macabre de donner la tête à un gamin de 14 ans pour la ramener à la famille afin de faire peur, terroriser et impressionner encore plus. Avec en outre le fait que cela se soit produit dans un monde rural coupé des grandes villes, très isolé et marginalisé économiquement et socialement depuis des décennies. » Dimensions multiples que restituent parfaitement Les enfants rouges, Lotfi Achour conférant à son propos une portée mythologique tout en dépeignant une réalité peu connue de la Tunisie, avec aussi ce que cela suppose de critique sociale sous-jacente.

S’il lui a fallu près de dix ans pour le mener à terme, le projet a germé peu de temps après les événements: « Le déclic s’est produit un an et demi après les faits, quand le second frère a été assassiné à son tour. En 2015, j’avais été choqué et obsédé par cette histoire parce que j’y voyais une dimension tragique très importante, mais je l’avais mise de côté, sans savoir si j’en ferais un jour un film, parce qu’il s’agissait d’une histoire terrible, et qu’il fallait laisser passer le temps. Mais ce temps est passé très vite, un an et demi après, quand le frère a été assassiné à son tour. Je me suis dit que la défaillance de l’Etat était telle – parce qu’ils avaient promis, en 2015, d’aider la famille, l’affaire avait été très médiatisée et la famille instrumentalisée – que ça m’a décidé à faire le film. Je trouvais honteux qu’ils n’aient rien fait pour les aider à sortir de cette précarité ni de cette région comme ils l’avaient promis. Ils l’ont fait après, mais c’était trop tard. Le premier crime avait une dimension mythologique, le second, une dimension politique. »

Questions d’éthique

Une double articulation qui fait la force et la singularité d’un film dont émane un profond sentiment de justesse. « Il était important que moi, venant de la ville et allant faire un film sur un monde rural aussi isolé, aussi marginalisé et ayant subi un crime aussi ignoble, je sois aussi honnête que possible. Avec l’équipe, on a beaucoup parlé d’éthique, je justesse. Il fallait être juste, que la représentation du monde rural ne soit pas du tout caricaturale, mais que les gens puissent s’y reconnaître. C’était une vraie préoccupation. Notre cinéma, souvent pour des raisons économiques, ne va pas tourner dans ces régions, elles ne sont pas du tout représentées. Tous nos films se passent dans les villes, parce que c’est là que se trouvent les techniciens et le matériel. Quand on va faire un film comme celui-ci, si on veut le faire sérieusement, on double le budget. C’est ce qui s’est passé pour nous, et c’est la raison pour laquelle monter la production a pris tant de temps… » Lotfi Achour a par ailleurs privilégié le travail avec des populations de la région, le film étant du reste joué dans un dialecte local. « La plupart des acteurs sont de la région, aucun casting n’a eu lieu dans les grandes villes. Pour les jeunes acteurs, j’ai vu cinq ou six cents gamins uniquement des régions rurales, montagneuses, et principalement de cette région-là. Parce que je savais qu’eux aussi allaient m’aider, qu’ils allaient apporter de la justesse au film, le porter avec les scénaristes et les producteurs. Quand on présente le film à des gens qui comprennent le dialecte, ils ne trouvent rien à redire. Des gens de la région nous ont dit: « c’est magnifique, c’est la première fois que je vois une représentation de nous qui soit comme ça, juste. » C’était fort important. »

Le choix des trois adolescents au coeur du film n’y est pas étranger, Ali Helali, Wided Dabebi et Yassine Samouni irradiant l’écran de naturel et de vérité. « Pour Ali, qui joue Achraf – le gamin chargé de ramener la tête de son ami au village, NDLR -, le choix s’est opéré instantanément. On se répartissait le travail, et un assistant l’a vu dans la région où le drame s’était passé, il habitait au pied d’une petite montagne. On allait dans les collèges ruraux, et la consigne, c’était de filmer la première rencontre pendant trois ou quatre minutes, parce qu’il fallait qu’on rencontre un maximum de gens. La première rencontre avec Ali, la caméra a tourné pendant 40 minutes, l’assistant a oublié qu’il était en train de le filmer. C’était incroyable. Avec lui, c’était acquis dès le départ. Les deux autres, c’est passé par des choix successifs. Yassine, il correspondait bien au personnage du cousin aîné, plus extérieur, déconneur. Et Wided, qui joue la jeune fille, m’a plu assez vite aussi : j’aimais beaucoup son rapport au silence et au temps. Elle avait un tempo intérieur extraordinaire, je ne devais pas lui dire ce que signifiait un silence, je la laissais l’inventer et elle était géniale. Elle est magnifique à l’image. »

S’agissant de représenter un tel drame à l’écran, se posait encore la question de savoir ce qu’il y avait lieu de montrer ou pas, question dont le réalisateur confie qu’elle l’a accompagné jusqu’au montage. « La question la plus importante était de savoir s’il fallait montrer cette tête coupée ou non. Dès le départ, je savais ne vouloir la montrer qu’une seule fois dans le film, de manière très brève, au début. Pour le reste, il n’y avait rien à montrer de manière explicite. Il m’a semblé que si on ne montrait jamais cette tête, on allait rester dans une forme d’abstraction. On savait dès le début que le film n’allait pas être l’histoire du crime, culminant dans le fait qu’on coupe la tête, mais à l’inverse, qu’il commencerait en montrant le drame, et en laissant dérouler ensuite l’impact humain de ce crime. Il était important de montrer le sac dans lequel allait être la tête, le frigo où elle se retrouve pour que ce ne soit pas abstrait. Je suis resté sur cette intuition jusqu’au montage. » S’y ajoute le fait que Lotfi Achour a veillé, avec le concours du directeur de la photographie Wojciech Staron, à inscrire son film dans un écrin d’une stupéfiante beauté, cet environnement dont la splendeur transcende la désolation, comme en contrepoint à l’horreur la plus noire. « Il fallait donner de l’ampleur à cette nature, en faire un protagoniste à part entière du film. Il ne s’agissait pas seulement d’opposer l’horreur à la beauté, mais aussi de montrer que l’environnement dans lequel vivent ces populations n’est pas uniquement de la dureté ou de l’aridité, c’est aussi une ressource, et de la joie qu’on peut vivre. Il y a quelque chose de très beau et de très apaisant dans le fait d’aller dans la montagne. Je voulais un mouvement entre la cruauté de la vie et de la nature, mais aussi sa beauté. Et inscrire les personnages à l’intérieur de cela de manière très sensuelle, très organique. » La lumière en ligne de mire…

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