Quatrième long métrage d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, Reflet dans un diamant mort vient confirmer avec éclat la singularité de leur univers. S’ils empruntent, comme dans leurs opus précédents – Amer, L’étrange couleur des larmes de ton corps et Laissez bronzer les cadavres (1) -, au cinéma de genre, le film d’espionnage en l’occurrence, les cinéastes l’emmènent en terrain éminemment personnel. Et signent, autour d’un ancien agent secret dérivant dans les méandres de sa mémoire, une fantasmagorie pop doublée d’une expérience sensorielle sans équivalent. Explications.
-Comme Amer, votre premier long métrage, Reflet dans un diamant mort se déroule sur la Riviera française. Qu’est-ce qui vous a ramenés dans ce décor ?
-Bruno Forzani : Je suis originaire de là, ce sont des lieux qu’on connaît bien, et que j’aime bien redécouvrir par tous ces films des années 60 et 70 qui étaient tournés en mode pirate sur la côte d’Azur. Ca me ramène à quand j’étais petit, et à une espèce d’image idyllique du passé qui allait bien avec la thématique du film, et ce passé du personnage qui est représenté de manière pop et psychédélique. Ces lieux, on commence à bien les connaître – même Manu Dacosse, le chef-opérateur, y vient souvent – et, du coup, ils nourrissent notre imaginaire. Dans le cinéma de fiction où tu essaies de créer un univers imaginaire, tu pars toujours d’une base réelle. Pour L’étrange couleur des larmes de ton corps, c’était ici, à Bruxelles, avec l’Art Nouveau, afin de construire un monde qui n’existe pas. Et là, c’est pareil, tous ces lieux qu’on aimait bien ont nourri notre imaginaire et ont permis de donner chair à l’univers de Reflet.
–Reflet dans un diamant mort se présente comme une variation sur le film d’espionnage. Qu’est-ce qui vous attirait dans ce genre spécifique?
-BF : C’est toujours lié à l’enfance. Ce sont les films de notre enfance, les héros qui nous ont fait rêver et qu’on interroge aujourd’hui, qui n’ont pas vraiment sauvé le monde. C’est un héros vieillissant, qui revisite son passé. Ce héros, il aime la mer, la planète, la beauté, mais il ne fait que détruire cette beauté. Du coup, le genre nous permet finalement de parler plus d’aujourd’hui que d’hier.
-HC : Ca parle de l’illusion d’un monde en comparaison avec aujourd’hui. C’est l’une des interprétations, dans le sens où on aime bien écrire les films de manière à avoir plusieurs lignes de récit qui viennent se nourrir un peu les unes les autres. Et qui construisent petit à petit différentes interprétations possibles. Là, le but, c’était de construire le film comme un diamant, et que selon l’angle à travers lequel on va le regarder, on découvre des facettes différentes. Il y a une part où le spectateur est actif dans le film, il a une place à prendre, c’est à lui aussi de s’approprier le film avec son propre bagage, ce qui fait que chacun va en avoir sa vision personnelle. Et va pouvoir revisiter le film en le revoyant une deuxième fois si le coeur lui en dit, ou autant de fois qu’il le voudra, comme on le fait nous de certains films.
-Votre film convoque différentes références et divers imaginaires. Comment ces inspirations s’agglomèrent-elles ? Quel est votre processus d’écriture?
-BF : C’est un processus de longue haleine. Le début de ce projet remonte à 2010 ou 2011 quand, à Offscreen, ils ont montré Road to Nowhere, de Monte Hellman, avec Fabio Testi, qui nous a fait penser à Dirk Bogarde dans Mort à Venise, et à Sean Connery. On s’est dit que ce serait marrant de faire un jour un James Bond à la retraite qui repense à son passé et le revisite, comme Dirk Bogarde dans Mort à Venise. Et Tadzio, ce serait Serpentik et non Tadzio. Après, on voit des expos, des photos, des spectacles, tout ça se nourrit, et à un moment donné, il y a eu une accumulation. Il y a eu une expo sur l’Op-art, l’art de l’illusion optique qu’ont utilisé beaucoup de films de série B italiens et même des James Bond comme L’homme au pistolet d’or; on a vu une expo Paco Rabanne; une expo Fabienne Verdier. Et puis l’opéra La Tosca, mis en scène par Christophe Honoré, qui revisite un truc ultra classique par le biais de Sunset Boulevard, et qui arrive à donner un autre point de vue sur quelque chose que tout le monde connaît. Nous, le point de départ, c’était James Bond, et comment trouver un point de vue transversal sur ça. Et après, le monde extérieur nous contamine : à l’époque, il y avait Trump, le Covid, on avait l’impression de vivre dans deux univers parallèles, où on ne savait plus où était le réel, où il était à chaque fois remise en question. Du coup, cet effacement entre le réel et l’imaginaire, le fait de ne plus savoir où on vit, cela se mélange, et ça fait un scénario.
-HC : On secoue tout, et hop !
-L’architecture du film est très particulière : vos films sont des expériences immersives, où le scénario laisse au spectateur l’espace pour naviguer…
-BF : Le scénario est très carré, mais après, on laisse l’espace de l’imaginaire au spectateur, dans le sens où nous, ce qu’on aime dans la lecture par exemple, c’est que notre imaginaire participe et enrichit la lecture d’un livre. Dans le cinéma, certains films m’ont fait ça : Millenium Actress, de Satoshi Kon, ou La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino, où, en tant que spectateur, tu as ta part d’imaginaire et tu participes à la nourriture du film. On écrit dans ce sens.
-HC : On aime bien ne pas écrire de manière didactique, on ne tient pas le spectateur par la main. Je déteste quand on est guidé dans un film, c’est l’enfer. Nous, ce qu’on aime, c’est que ce soit un peu comme dans la vraie vie. Dans la vie de tous les jours, on reçoit plein d’informations. C’est très physique, dans la sensation et l’émotion, et c’est à toi ensuite d’interpréter ce que tu reçois, et de faire la part des choses, de savoir que faire de toutes ces informations et de prendre des décisions. C’est comme ça que j’aime aborder les films : on donne toutes les informations, il y en a plein, dans tous les sens, c’est sensoriel, il y a des émotions, des trucs forts. Tu navigues là-dedans avec ton bagage, et dans un deuxième temps, tu prends du recul pour faire tes interprétations avec tes propres moyens. Chacun fait avec ses moyens.
-BF : on ne veut pas faire un pensum : « le héros était comme ça avant, et on va le juger ».
-L’expérience sensorielle l’emporte-t-elle sur l’intrigue ?
-BF : A la première vision. Après, il y a tous les éléments d’un récit vraiment construit : il y a une histoire de bout en bout, qui peut se décliner avec un point de vue sur différentes thématiques. L’idée, c’est que ce soit plus riche qu’une simple histoire. Après, c’est un labyrinthe : soit on a un peu peur d’y rentrer, soit on se lance, on se perd un peu ou complètement. Parfois, on peut trouver un chemin, d’autres fois, peut-être pas, mais on reviendra à la foire, refaire le même jeu.
-Et l’expérience sensorielle peut fort bien se suffire à elle-même, comme dans les films d’Apichatpong Weerasethakul…
-BF : Ou chez Lynch : la première fois que j’ai vu Lost Highway, je n’ai rien compris, mais j’ai vécu un moment dingue.
-Comment façonnez-vous cette expérience sensorielle ?
-BF : C’est d’abord le montage. Quand Tsui Hark a fait Time and Tide, j’ai lu que le montage qu’il avait fait était trop rapide pour les occidentaux, qui ne pouvaient pas comprendre le film. Du coup, je suis allé voir le film en me demandant en quoi consistait ce montage, et effectivement, tu es bombardé. C’est comme chez Shin’ya Tsukamoto où dans Requiem for a Dream, de Darren Aronofsky : le montage hyper dynamique fait qu’il y a un truc physique fort qui te pénètre. Après, il y a le son. Quand j’ai découvert Twin Peaks : Fire Walk With Me au cinéma, j’ai été impressionné par le son, qui me rentrait dedans. Pareil chez Tsukamoto, où en plus du côté agressif du montage, tu avais ce son avec les basses qui te rentrent dedans, dans Requiem for a Dream, ou à la fin d’Apocalypse Now. Je pense que c’est avec le montage et le travail sonore que tu arrives à pénétrer les corps, et en faire une expérience physique. Et si en plus, tu as la fascination de l’image, tout est là pour avoir une expérience sensorielle. Mais du coup, tu dois penser l’image par rapport au montage, on fait le découpage par rapport au montage. On ne se dit pas: « ah tiens, on va faire 10 plans là, puis on verra au montage. » Chaque plan, on sait exactement où il va, et c’est comme ça qu’on arrive à faire le ride. Sinon, les plans, ils ne racontent rien.
-HC : Chaque plan qu’on tourne a un sens hyper précis à la place qu’il tient. On joue beaucoup sur la répétition, il y a des jeux sur des plans qui reviennent, ou des plans qui veulent dire autre chose à un autre moment du film. Tout est pensé à l’avance, de manière à ce qu’il n’y ait pas besoin d’expliquer avec des phrases, mais pour essayer de faire ressentir. Et de parler non pas au cerveau mais à l’intuition à travers les sens. Qu’il y ait une espèce de compréhension du film intuitive, par association d’idées, qu’il y ait des trucs inconscients qui travaillent pour comprendre le film de manière sensorielle. Et ne commencer à analyser que dans un deuxième temps.
-Vos films sont tous très référencés, mais en même temps, ils n’appartiennent qu’à vous. Comment avez-vous trouvé votre signature ?
-BF : Je pense que c’est parce qu’on n’a pas fait nos films comme des hommages, mais qu’on a pris des films de genre avec des codes graphiques, comme le western ou le giallo, et on a utilisé ces codes graphiques pour raconter nos histoires. C’est peut-être pour ça. Par exemple, il y a des spectateurs qui ne connaissaient pas le giallo, et qui ont été déçus quand ils ont vu de vrais giallo, parce qu’ils s’attendaient à ce que ce soit comme nos films.
-HC : D’un film à l’autre, on ne part pas des mêmes styles de film. Ici, on est partis des films de James Bond pour aller totalement vers autre chose, mais pourtant Reflet est dans la continuité de nos autres films qui se basaient sur autre chose.
-Au départ, l’attrait pour le cinéma de genre, il vient d’où ?
-HC et BF : Dario Argento.
-BF : J’adorais le cinéma d’horreur, mais je ne connaissais que le cinéma américain, et ça me lassait un peu, parce que les films étaient faits comme des produits, sans véritable recherche. Quand j’ai découvert le cinéma de Dario Argento, il y avait le côté jouissif du cinéma d’horreur, d’exploitation, avec un langage cinématographique développé, c’était un peu Nouvelle Vague, et un travail sur l’architecture, sur la musique. Et surtout, il n’y avait pas le côté puritain du cinéma américain, on était perdu entre le désir et la répulsion, dans une sorte de zone grise très intéressante que je ne trouvais pas dans le cinéma américain.
-HC : Et moi, j’aime bien dans ce style de film tout le côté créatif d’un cinéma n’ayant pas énormément d’argent, mais qui voulait rivaliser ou en tout cas surfait sur tous les filons du cinéma américain. Et qui, n’ayant pas les mêmes budgets, était obligé d’être créatif. Ils étaient vraiment dans une forme d’artisanat, et c’est ce qui m’a inspirée, le côté « comment faire avec peu ». Toute la richesse de ces films réside dans ces trouvailles : comment ne pas faire cheap en utilisant un peu son imagination, sa créativité. C’est ça qui m’a parlé, parce que c’est vraiment comme ça qu’on a développé notre langage cinématographique.
(1) Trois films à (re)découvrir à Flagey, en marge de la sortie de Reflet dans un diamant mort.