Erotiser la vie

Alain Guiraudie ©Hélène Bamberger

Electron libre du cinéma français, Alain Guiraudie compose depuis 2001 et le moyen métrage Ce vieux rêve qui bouge une oeuvre atypique trouvant dans son terroir aveyronnais matière à s’épanouir à rebours des clichés. Ainsi de Miséricorde, son septième long métrage, un film dissimulant derrière le polar campagnard un conte joyeusement amoral, et veillant par-delà le mystère et les non-dits à laisser le désir (homo)sexuel s’égayer en toute liberté, entre omelettes aux morilles et considérations philosophiques. Il nous en parlait à la faveur du récent Festival de Gand.

-Vous aviez tourné, il y a quelques années, un thriller lacustre, L’inconnu du lac. Vous faites aujourd’hui un thriller forestier: qu’est-ce qui vous intéresse dans ce genre cinématographique?

-J’ai beaucoup plus travaillé L’inconnu du lac comme un thriller que Miséricorde, où je me suis pas mal employé à le casser avec un peu de vaudeville, des scènes assez cocasses. Ce qui m’intéresse dans le thriller, c’est la tension qu’il produit: dès qu’il y a un mort, cela rend les choses un peu plus intéressantes, un peu plus tendues, un peu plus graves aussi. Et puis, avec la présence de la mort, il y a toujours ce rapport entre Eros et Thanatos, encore présent dans Miséricorde, qui érotise pas mal la vie. Mon amour du cinéma vient du cinéma de genre: même si je ne peux pas le citer comme une influence directe tellement il fait partie d’un fond culturel commun, c’est Hitchcock, des films que je voyais le dimanche soir à la télé, ce n’est pas rien. Je brasse dans ce film des choses et même des fantasmes très intimes, qui peuvent se recouper avec des fantasmes de spectateurs, et le genre aide à universaliser un peu tout ça. Le genre se marie aussi vachement bien avec l’idée du conte, qui est très universelle. Le conte, c’est une manière de refaire une tambouille à partir de fantasmes, ou de remettre en forme un inconscient collectif.

-Il est question dans Miséricorde comme l’ensemble de vos films de circulation du désir. Qu’est-ce qui vous y ramène?

-Le désir, c’est un grand mystère, et le mystère est un vrai moteur de cinéma. Ca me paraît toujours intéressant à explorer, et ça donne beaucoup de grain à moudre au spectateur, cela crée des brèches où son imagination et ses fantasmes peuvent s’engouffrer. Même si je ne me situe pas sur le terrain de la communication, j’ai l’impression qu’il y a une espèce de complicité qui se tisse là entre moi et le spectateur. Mais je ne peux pas dire que je conçoive le film en ayant cela présent à l’esprit non plus. Je n’ai pas du tout le fantasme du grand public, je me sens plus dans l’expression que dans la communication, mais mine de rien, et l’humour fait aussi partie de ce processus, je cherche un terrain de complicité avec le spectateur. Se retrouver quelque part, ça m’intéresse beaucoup. Et après, j’aime bien quand ce quelque part est compliqué à aller chercher.

-Pourquoi, dans ce film, avoir voulu vous frotter au religieux?

-C’est assez nouveau effectivement. Je reviens à mes fondamentaux, je suis de culture catholique. Je suis athée maintenant, mais j’ai grandi là-dedans, j’ai été baptisé, j’ai suivi le catéchisme, j’ai fait ma communion solennelle, j’ai été enfant de choeur, j’allais à la messe. Et même en tant qu’athée, je me suis intéressé aux mythologies: la mythologie aztèque, la mythologie grecque via la tragédie, des mythologies religieuses, de toute façon. Et là, j’ai l’impression de revenir à la mythologie chrétienne qui m’a nourri. Depuis quelques années, je ne peux pas m’empêcher, alors que j’avais complètement zappé ça, de faire un parallèle entre mes origines chrétiennes et le fait que je sois venu au communisme: j’ai été inscrit au parti communiste, et je me sens encore assez communiste même si je n’en fais plus partie, et cela vient nécessairement de là aussi. Si j’ai arrêté la religion, c’est parce que pour moi, il y avait eu une trahison du christianisme, qui s’est plus occupé de fricoter avec les puissants et de les aider à faire vivre leur pouvoir, que de se placer du côté du peuple. Mais en même temps, des curés ont été très importants dans ma formation politique: j’ai fréquenté un curé d’une paroisse voisine de la mienne qui était objecteur de conscience, très progressiste, un mec super. Ca m’a intéressé de pousser le concept chrétien de miséricorde jusqu’au bout, et même jusqu’à un point quasi amoral, ou qui remette en cause notre morale en vigueur. Et puis, j’ai une vraie proximité avec des prêtres dans le sens où j’aurais pu le devenir: c’était quand même la voie rêvée pour les homosexuels à la campagne. Pendant des années, être prêtre, pour quelqu’un soit qui était homosexuel, soit qui n’avait pas de désir sexuel ou n’avait pas spécialement envie de faire l’amour avec une femme, de se marier, d’avoir des enfants, c’était génial. Beaucoup de jeunes mecs se sont retrouvés dans la prêtrise pour ça. J’ai une grande tendresse pour les curés, et pour leur solitude: j’imagine que leur désir s’est focalisé sur Dieu, sur le Christ, mais il y a quand même aussi cette solitude de ne pas pouvoir concrétiser tout ça.

-Contrairement à Viens je t’emmène, qui brassait des angoisses très contemporaines, Miséricorde a une dimension beaucoup plus intemporelle. C’est le fait de se frotter au religieux qui a induit ça, ou aviez-vous envie de prendre plus de distance?

Rester vertical était plus dans des thématiques sociétales, Viens je t’emmène dans l’actualité dramatique, et là, j’avais envie de revenir à quelque chose un peu plus de l’ordre du conte. Et plus dans des histoires de morale, ou d’amoralité, dans cette idée-là. On pourrait penser qu’il y a une volonté de prendre de la hauteur, mais ce n’est pas tout à fait ça non plus. De toute façon, je crois que je fais toujours un film contre le précédent. Je suis très content de Viens je t’emmène, mais sortant de quelque chose trop dans l’actualité, le contemporain, je trouvais important de revenir à la campagne, dans l’intemporel, une époque moins située.

-A l’exception de Viens je t’emmène, situé à Clermont-Ferrand, l’ensemble de vos films se passent à la campagne et sont ancrés dans le terroir. Est-ce qu’il y a une dimension politique dans le fait de montrer une facette de la France que l’on n’a guère vue au cinéma, même si peut-être un peu plus récemment?

-Oui, on y vient un peu plus. Ce n’est pas forcément de la campagne que je fais une dimension politique, l’important, c’est plus d’érotiser des corps qu’on n’a pas l’habitude d’érotiser, d’autres gens, des corps différents. Je tourne à la campagne pour deux raisons: d’une part, ça sert mon univers de conte et d’intemporalité, ça marche mieux à la campagne qu’à la ville. Et puis, c’est mon monde, c’est de là où je viens, et je me sens assez légitime. Quand j’arrive dans un village, je n’ai pas l’impression de jouer les parachutistes, les mecs qui font leur film puis qui se barrent. Les apéros, les gens qui s’observent, qui se posent des questions sur le voisin, si ça venait d’un citadin, on pourrait voir ça comme un regard surplombant sur la campagne. Le fait que j’y ai grandi, je suis à l’aise avec ça, c’est le monde que je connais. Et puis, esthétiquement, y a pas photo.

-Erotiser les corps que l’on n’a pas l’habitude de voir érotisés: comment vous est venu ce désir?

-Il est venu parce que c’est le monde auquel je suis attaché. J’ai une vraie tendresse pour le monde paysan et le monde ouvrier, ça vient de goûts personnels. Quand on parle de désir qui circule dans la film, je crois qu’il circule parce que moi-même j’ai du désir, pas forcément pour les comédiens et les comédiennes, mais pour les comédiens-personnages. Il y a un truc très désirant de ma part. Il y a un fort désir pour ce monde-là, et le projet politique est venu après. Je me suis dit qu’il fallait faire une force du désir personnel parce que de toute façon, ce monde-là disparaissait complètement de la presse magazine, du cinéma, de la télé, et puis même de tout le spectre de la sensualité, de la sexualité, de l’homosexualité qui étaient des choses réservées à des jeunes gens bien foutus, qui vivent en ville et gagnent plutôt bien leur vie. Pour moi, dans les années 80, on en est là, alors que moi, mes références, elles sont plus du côté de Renoir ou de Fassbinder. Ou même de John Ford, qui était à Hollywood: les castings de John Ford, quand on regarde Les raisins de la colère, on a vraiment des paysans de l’Oklahoma, avec un mec comme Henry Fonda qui se greffe là-dedans.

Comme le fait très bien Catherine Frot dans Miséricorde. D’où vient l’envie – il y avait eu le précédent Noémie Lvovsky dans Viens je t’emmène – de greffer tout à coup un visage connu dans votre univers?

-Je n’ai rien contre les visages connus, mais souvent, je ne leur trouve pas de rôle. Ce n’est pas tant l’envie d’avoir un visage connu que le fait qu’il n’y a qu’elle. Noémie Lvovsky, c’est tombé sous le sens. Et Catherine Frot, pareil, c’était comme une évidence, déjà parce que Catherine Frot en boulangère dans un village, ça fonctionne. J’ai pensé à elle très vite, pas à l’écriture, mais dès qu’on a commencé le casting. Le truc qui me retenait, c’était justement son côté populaire, dans le sens où elle est connue de tout le monde: est-ce que la comédienne n’allait pas prendre le dessus sur le personnage? Je l’ai rencontrée, et rencontrer des figures connues, ça les démystifie en quelque sorte, ça les remet à dimension humaine. Et après, il s’agit de se mettre d’accord sur l’essentiel: je ne cherchais pas une comédienne qui vienne faire son numéro, mais plutôt qui vienne se fondre dans un casting.

Pourquoi ce titre, Miséricorde ?

-Je l’ai trouvé en cours d’écriture du scénario, et contrairement à mes autres titres, je ne l’ai jamais remis en question. Il y a le côté désuet qui va très bien avec la dimension conte du film, c’est vraiment ringard, la miséricorde, ça me plaît bien. Et le terme miséricorde, je n’y mets pas trop de pitié, mais le côté amour du prochain, pardon, empathie avec l’autre, un concept chrétien qui, pour moi, est assez noble. Il y a un truc qui colle très bien au film sans forcément lui donner une lecture immédiate, positive ou négative. Ca va bien avec le mystère du film aussi: qu’est-ce que la miséricorde? Je ne sais pas si ça parle à tous les jeunes, j’ai l’impression d’appartenir à la dernière génération à qui ça dit quelque chose.

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