Isabelle Huppert dans la Lumière

Isabelle Huppert et Kris Kristofferson dans « La porte du paradis », de Michael Cimino.

C’était en 2009: pour sa première édition, le festival Lumière, à Lyon, accueillait Clint Eastwood, récipiendaire du prix Lumière, et proposait des rétrospectives de Sergio Leone, Don Siegel et du cinéaste coréen Shin Sang-ok. Quinze ans plus tard, la manifestation est devenue un incontournable du calendrier cinéphile: des personnalités aussi diverses que Pedro Almodovar, Wong Kar-wai, Jane Fonda, Francis Ford Coppola, les frères Dardenne ou Catherine Deneuve ont reçu à leur tour un prix aux allures de Nobel du septième art, tandis que le festival célébrait le cinéma d’hier et d’aujourd’hui, dans un spectre allant de Dario Argento à Max Ophuls; de Kinuyo Tanaka à Ida Lupino; de Julien Duvivier à Mai Zetterling; de Lina Wertmüller à Robert Altman.

Une cinéphilie sans oeillères encore illustrée par le millésime 2024, naviguant avec bonheur du cinéma hollywoodien classique, avec une large rétrospective consacrée à Fred Zinnemann, à son pendant japonais, à travers un hommage à Toshiro Mifune, acteur-fétiche d’Akira Kurosawa, mais aussi réalisateur d’un unique film, L’héritage des 500.000; s’aventurant du côté de l’univers halluciné d’Alejandro Jodorowsky comme de l’oeuvre transgressive de Yasuzo Masumura; exhumant des films de la cinéaste mexicaine Matilde Landeta mais aussi des pépites méconnues des maîtres italiens Marco Bellocchio (Viol en première page) et Luigi Comencini (Sans rien savoir d’elle), et l’on en passe, comme le sidérant The Woman of Wrath, du réalisateur taïwanais Tseng Chuang-hsiang. Autant dire qu’il y en eut pour tous les goûts, avec encore des master class de Xavier Dolan, Justine Triet ou autre Benicio del Toro. Le point d’orgue de cette 16e édition restant bien sûr le prix Lumière octroyé à Isabelle Huppert, l’actrice succédant à Wim Wenders, Tim Burton et Jane Campion. L’occasion de se (re)plonger dans son immense filmographie à travers une sélection courant de La dentellière, le film de Claude Goretta qui la révélait en 1977, à Greta, tourné pour Neil Jordan quarante ans plus tard, en passant par ses collaborations avec Cimino, Chabrol, Godard, Haneke ou Hong Sang-soo. Mais aussi de rembobiner le film son parcours en sa compagnie, le temps d’une conversation animée par Thierry Frémaux, le directeur de l’Institut Lumière. Morceaux choisis.

ETRE ACTRICE. « Je ne me suis jamais considérée comme une artiste, j’ai l’impression que ça ne correspond pas à ce que je fais, peut-être parce que c’est plus concret que ce qu’on a l’habitude d’accoler au mot artiste. Etre acteur, c’est être au plus près de soi, mais c’est aussi l’artifice, je pense par exemple aux rôles que j’ai faits dans les films de François Ozon (8 femmes et Mon crime). D’une certaine manière, c’est quand même moi aussi, ça reste moi. Un acteur aime tout faire en ayant la certitude que quoi qu’il fasse, même si apparemment, c’est plus loin de soi, ça le ramène à lui à certains moments. (…) On est très peu exposé dans un film. On est exposé, mais caché aussi, on ne sait pas où est l’acteur intimement. C’est très rassurant et très excitant pour les acteurs. »

THEATRE OU CINEMA? « J’ai joué une première pièce avec un metteur en scène connu à l’époque, Jean-Jacques Varoujean, Viendra-t-il un autre été? et j’ai fait du théâtre après. Puis, très vite, un premier film avec Jacques Brel, Le bar de la fourche, que personne n’a vu. C’était adapté d’un roman de Gilbert de Voisins, une sorte de western breton, réalisé par Alain Levent, un opérateur très réputé pour son travail avec Molinaro notamment, qui a fait là son premier et son dernier film. Je n’ai jamais choisi entre théâtre et cinéma parce que je ne faisais aucune différence, en partant du fait que c’est évidemment radicalement différent, parce que le théâtre, c’est de l’abstraction pure, une unité de temps et de lieu, tout le contraire de ce à quoi nous donne accès le cinéma. Partant de là, je n’ai jamais fait de différence. Au cinéma, je n’ai pas le sentiment de jouer des personnages, je joue des personnes, et j’ai approché le théâtre avec la même liberté. Les metteurs en scène avec qui j’ai travaillé – Bob Wilson, Krzysztof Warlikowski, Jacques Lassalle… – me l’ont laissée. Parce que le seul intérêt, c’est de faire circuler du vivant. »

LES CHOIX. « Les choix, c’est difficile et mystérieux, c’est un faisceau de choses, et de l’intuition pure finalement, même si cela devient moins intuitif quand on connaît le travail des gens. C’est une illusion de penser qu’on s’assied au sommet d’une pile de scénarios et qu’on doit hésiter entre ce qui se fait de mieux dans le cinéma mondial. C’et plus aventureux, plus difficile que ça, une vie d’actrice. Il y a ce qu’on choisit, mais on serait étonné de voir que parfois, il n’y a pas tant de choix possibles ».

LA LECTURE DE SCENARIOS. « Un scénario, c’est une forme un peu ingrate parce que ce n’est ni un film, ni un livre, c’est un entre-deux qui ne vous raconte pas forcément ce que va être le film. Je me suis souvent fixée sur des dialogues, et parfois sur une seule phrase: c’est très curieux comment tout d’un coup, un imaginaire peut se déployer à partir d’une phrase. Dans Une affaire de femmes, le film de Chabrol, je vais voir Nils Tavernier qui travaille sur un chantier, et je lui dis: « Ce n’est pas pour la grue que je viens, c’est pour le grutier. » J’ai trouvé cela très drôle. Cela ne me racontait pas forcément la totalité du film, mais je trouvais la phrase tellement bien balancée, avec tant d’humour, que ça m’a donné envie de le faire. Un autre exemple, c’est dans La pianiste, de Haneke, quand elle dit: « La froideur, ça vous dit quelque chose? » C’est une phrase que j’ai toujours aimée, et qui résume en plus tout ce que je pense de l’exercice d’acteur ou d’actrice. Cela peut paraître un peu surprenant, parce que quand on pense au jeu, on pense à du sentiment donc peut-être à du sentimentalisme, à quelque chose de beaucoup plus rond et avenant, alors que pour moi, quand on joue, on est en fait dans une certaine froideur. Dans La pianiste, ça raconte évidemment tout le film, parce qu’au moment où elle voit le jeune homme, elle comprend immédiatement que sa manière de jouer sera peut-être sa manière d’aimer, c’est quelque chose qui ne rend pas du tout justice à la beauté de la musique, donc à celle du sentiment. Et c’est ce que je crois aussi quand on joue: il faut être un peu détaché de ce qu’on joue pour mieux le jouer. »

MICHAEL HANEKE. « Avec Haneke, on n’a pas arrêté de ne pas se rencontrer. On a commencé par ne pas faire de film ensemble, ça m’a toujours beaucoup plu. Comme c’est quelqu’un avec qui il n’y a pas d’affect là où il ne faut pas qu’il y en ait, ça évite les malentendus. Il m’avait d’abord proposé Funny Games, et j’ai tout de suite décidé de ne pas le faire. Le film est extraordinaire, mais j’ai trouvé qu’il n’y avait aucune place pour l’imaginaire de l’actrice que j’étais. Quand on lit un scénario, il faut quand même que l’imaginaire se déploie, qu’une pensée se mette en route et qu’une autre personne que soi commence à grandir dans votre esprit. Là, c’était une démonstration complètement scientifique, clinique, de la manière dont la violence opère sur le spectateur, et comment il est le jouet de cette mise en scène dans la plupart des films. La pianiste, que j’ai fait après, c’est La princesse de Clèves à côté de Funny Games. Après, il m’a proposé Le temps du loup et je n’ai pas pu le faire, puis c’est le film qui n’a pas pu se faire. Et finalement, il m’a proposé La pianiste, en me disant « si tu ne veux pas le faire, là, c’est fini, je ne te proposerai plus de film. » Je l’ai lu, et je lui ai tout de suite donné mon accord. »

ACTRICE SANS FRONTIERES. « J’ai peur des ascenseurs, mais je n’ai pas peur de l’inconnu. Partir loin, me retrouver au milieu de la jungle philippine avec Brillante Mendoza, ne me fait pas peur, ça me plaît, ça m’amuse. Ce n’est pas uniquement de la curiosité, j’aime bien partir. Le cinéma, c’est une matière tellement extensible et tellement locale. Il se fait de la même manière partout: c’est une caméra et quelqu’un qui vous regarde, rien d’autre. C’est à la fois étrange et familier, mais l’étrangeté n’est pas uniquement géographique, c’est le cerveau des gens qui est étranger. C’est pour ça aussi que le cinéma est fascinant: on raconte le mystère d’une personne. Et évidemment, ce mystère se trouve décuplé quand on arrive dans un pays lointain où on ne connaît personne, et dont on ne parle pas la langue. Il y a eu une période où je me suis retrouvée à enchaîner trois films en Asie, avec Brillante Mendoza, Hong Sang-soo et Rithy Panh, ce qui m’a fait dire que les bonnes nouvelles ne venaient pas forcément de l’Ouest, mais aussi de l’Est. »

ROBERT MITCHUM. « J’ai fait un film d’Otto Preminger que personne n’a vu, Rosebud, qui est assez intéressant dans sa fabrication. C’est l’avant-dernier film de Preminger, et le tournage a commencé avec Robert Mitchum. Ils avaient fait River of no Return, des films vraiment très beaux, mais ils se sont brouillés. Mitchum, cela ne l’intéressait plus du tout de faire des films, il buvait pas mal, et donc, finalement, il a été remplacé par Peter O’Toole, qui buvait autant. Sauf que Mitchum, il buvait dans la journée, alors que Peter O’Toole buvait la nuit, donc ça allait. Mitchum s’en foutait complètement, mais il était très sympathique, je l’aimais vraiment beaucoup. Il n’en avait plus rien à foutre, il le disait lui-même, mais par contre, il écrivait de très beaux poèmes. Un jour, il m’a dit: « connais-tu un chanteur génial qui s’appelle Kris Kristofferson, et qui chante une chanson magnifique, Sunday Morning Coming Down » ? A l’époque, je ne le connaissais pas, mais quand j’ai tourné La porte du paradis et que je lui ai dit qu’il était le chanteur préféré de Robert Mitchum, il est resté sans voix… »

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