On avait découvert Laura Wandel il y a quatre ans avec Un monde, un film pour lequel elle plongeait sa caméra dans une cour d’école. L’enfance toujours en ligne de mire, la cinéaste belge s’immerge pour L’intérêt d’Adam dans le service pédiatrique d’un hôpital en surchauffe. La toile de fond d’un drame intime voyant une infirmière (Léa Drucker) se heurter à sa hiérarchie en sortant du cadre pour tenter de venir en aide à une mère en détresse (Anamaria Vartolomei) risquant de perdre la garde de son enfant (Jules Delsart) souffrant de malnutrition. La réalisatrice nous parlait de ce huis clos à l’urgence viscérale il y a quelques jours à l’occasion du festival de Gand.
–L’intérêt d’Adam est un drame intime qui raconte aussi l’hôpital. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous plonger en milieu hospitalier ?
-Ma mère travaillait dans un hôpital, et j’ai quand même pas mal côtoyé cet environnement. Ce que je trouve intéressant fictionnellement, dramatiquement et narrativement, c’est que c’est une représentation de la société. J’ai l’impression que la manière dont se porte un hôpital est vraiment un miroir de celle dont se porte la société. Souvent, je suis attirée par un lieu plutôt que par un personnage, c’est ça qui me donne envie d’écrire une histoire, et ensuite, je vais en immersion. C’est ainsi que pour ce film, j’ai pu aller en immersion pendant trois semaines environ.
-Que vous a apporté cette expérience ?
-Ma volonté, c’était d’aller en hôpital pour voir ce qui s’y passe aujourd’hui, comment ça fonctionne. J’ai eu le réflexe de m’adresser au pédiatre de mon enfance, qui m’a mise en contact avec la cheffe du service de pédiatrie de Saint-Pierre, à Bruxelles, Elisabeth Rebuffat. Elle m’a acceptée tout de suite, et m’a proposé de me faire passer pour une stagiaire. J’ai pu voir aussi bien des consultations que me rendre aux urgences ou en hospitalisation, ce qui m’intéressait au niveau dramatique parce que situé plus dans le quotidien, et c’est là que j’ai eu envie de poser ma caméra. J’ai découvert quelque chose de spécifique à Saint-Pierre, même s’il y a d’autres hôpitaux qui travaillent cette question, à savoir qu’il y a un pôle SOS Enfants qui prend en charge les enfants maltraités ou devant être placés. Ce volet social m’a intéressée, avec le personnel soignant qui doit évidemment prendre en charge les enfants médicalement mais aussi socialement. Cela m’a aussi permis de voir combien le rapport avec le parent pouvait être déterminant à ce moment-là dans la guérison de l’enfant. J’ai ensuite rencontré un autre pédiatre qui m’a raconté l’histoire d’une maman persuadée qu’elle nourrissait son enfant correctement alors qu’il avait plein de carences, et qui ne voulait pas accepter que c’était de sa faute. Il m’a semblé y avoir là un beau terrain de fiction qui, en plus, parlait de maternité.
-Vous avez tourné en milieu hospitalier, ou vous avez reconstitué un service pédiatrique ?
-Tourner dans un hôpital était très important pour moi. Mais comment faire ? Il a été question, à un moment, qu’on tourne dans un hôpital désaffecté. Et puis, on a eu la chance de trouver un deal avec l’hôpital de Huy où ils nous ont prêté pendant un certain temps un service qui nécessitait des travaux de peinture, et qu’on repeignait après. Ce qui était génial, c’était d’avoir la pédiatrie deux étages au-dessus, avec souvent des pédiatres et des infirmiers pédiatriques qui venaient voir pour s’assurer que tout était juste dans les gestes et la mise en scène. En plus, le personnel soignant qui travaillait normalement dans le service était là comme figurants, et on a eu tout le matériel médical à disposition. C’était aussi important pour l’équipe d’être dans cette énergie, d’être dans un vrai hôpital. Par contre, pour le passage aux urgences, il était évidemment impossible de tourner sur place, et on a dû les reconstituer dans un ancien hôpital à Liège.
-Quand on suit Lucy, l’infirmière en chef que joue Léa Drucker, on se rend compte à quel point la pression est énorme. Dans quelle mesure avez-vous envisagé le film comme un hommage aux infirmières ?
-Je le vois aussi comme un hommage, effectivement. Rendre hommage au travail que fait le personnel soignant, parce qu’il y a encore de ça cinq ans, on était tous les jours à vingt heures occupés à les applaudir, et on l’oublie vite, en fait. C’était une manière pour moi de les mettre en valeur, parce que j’ai l’impression, par rapport à leur salaire également, qu’ils ne sont pas assez considérés dans notre société, il n’y a pas assez de moyens pour eux. Avec le paradoxe qu’il s’agit d’un métier qui est censé prendre soin, et qu’à force de manquer de moyens, il finit par faire l’inverse. A travers le portrait de Lucy, je voulais montrer une sorte de révolte. Le fait de dépasser à ce point la limite, c’est une manière pour elle de dire stop.
-Vous avez mentionné le fait que Rebecca, la maman de l’enfant, pense agir pour le bien de son enfant. Et on se rend compte dans le film que « L’intérêt d’Adam », chacun l’apprécie à sa manière. Vouliez-vous, à travers ce constat, explorer la question de savoir jusqu’où peut-on faire le bonheur de quelqu’un d’autre ?
-Oui, bien sûr, jusqu’où on peut aider l’autre. C’est une question qui continue à me poursuivre, qui était déjà présente dans mon premier film, mais à laquelle je n’ai pas encore trouvé de réponse. Je me demande si, quand on veut aider par-dessus tout l’autre, il n’y a pas aussi une volonté de s’aider soi-même dans un certain sens. Et finalement, la question de l’intérêt de cet enfant, qui est la question du film, permet aussi à chacun des personnages de parler un peu d’eux, et de là où ils en sont dans leur vie à ce moment-là.
–Un monde, votre premier long, tournait déjà autour de l’enfance. Qu’est-ce qui vous ramène à ce thème ?
-On a déjà tous été enfants. Je crois qu’il y a énormément de choses qui se construisent à ce moment-là de notre manière d’être en société par la suite. Les enfants sont les adultes de demain. La manière dont une société prend en charge ou prend soin des enfants, ça parle aussi beaucoup de la société en tant que telle.
-D’où vient Rebecca ? Avez-vous rencontré des femmes dans cette situation ? Comment s’est dessiné ce personnage, qui est assez désarmant ?
-Je n’ai pas rencontré de femmes comme ça. Je me suis vraiment basée sur ce que m’a raconté ce pédiatre. J’ai vu aussi Ladybird, de Ken Loach, et j’ai demandé à Anamaria de le regarder également. J’ai aussi discuté avec pas mal de psys pour ce personnage, mais je n’ai pas parlé avec des femmes dans cette situation. Pour moi, l’un des challenges du film, c’est que le spectateur garde de l’empathie pour elle. C’est la raison pour laquelle, dès le départ, je n’explique absolument pas ce qu’elle lui donne à manger, ni quel est son régime, je n’ai pas envie de stigmatiser quiconque. Pour moi, c’est une femme qui est perdue et en fragilité dans sa maternité. Le contrôle excessif sur la nourriture, c’est une manière de se raccrocher à quelque chose parce qu’elle a perdu confiance en tout et en tout le monde. C’est comme les gens qui ont des TOC, souvent, c’est pour se rassurer. Pour moi, elle est en grande fragilité et en détresse. Et je me demande si, inconsciemment, ce n’est pas aussi une manière de demander de l’aide.
-Pourquoi avoir choisi de circonscrire l’action sur une journée?
-Même moins, c’est presque une soirée. En fait, au départ, quand j’ai commencé à écrire le scénario, c’était sur plusieurs jours. Ce qui était très compliqué avec l’écriture, c’était ce qu’il fallait donner comme explications : est-ce qu’il faut montrer cette mère qui revient plusieurs fois ? Est-ce qu’il faut montrer l’évolution ? A un moment de l’écriture, j’ai trouvé que c’était beaucoup plus juste de montrer sur une soirée. Dans ma manière de réaliser, je n’aime pas trop bombarder le spectateur d’infos, et il me semblait que montrer cette situation de la sorte était plus juste. Je ne vais pas dire à l’image ce que les infirmières, les infirmiers perçoivent dans leur travail. Et au niveau du rythme, cela permettait de faire ressentir au spectateur cette cadence de travail.
-Le choix de tourner en plans séquences, avec une caméra portée, accentue le sentiment d’urgence…
-Avec Frédéric Noirhomme, le chef opérateur, on s’est dit que cette manière de filmer permettrait le mieux de faire ressentir cette cadence. Quelqu’un m’a demandé si ce n’était pas aussi imprégné de ma vision, quand je faisais mes immersions et que j’étais toujours derrière, en train de suivre. Je n’avais jamais fait le lien, mais oui, ça a sûrement infusé.
-Quand vous filmez Lucy de dos, la référence aux frères Dardenne et à Rosetta s’impose. Vous assumez ?
-Oui, oui, oui. Ce que j’aime beaucoup à filmer comme ça quelqu’un de dos, c’est que du coup, comme on n’a pas son visage, on est plus attentif à sa manière de marcher. On voit d’autres choses avec quelqu’un de dos et parfois, j’ai l’impression que ça exprime encore plus qu’un visage. C’est aussi une volonté que le spectateur ressente ce rythme, que ce ne soit pas qu’une expérience « intellectuelle », mais aussi physique. C’est important dans mes films.
-Vous avez cité Ladybird. D’autres films vous ont-ils nourrie ?
-Oui, il y a notamment La mort de Dante Lazarescu, de Cristi Puiu, un film roumain extraordinaire, qui a été notre référence au niveau de l’équipe. Et, effectivement, Rosetta. Mais mine de rien, je pense que tous mes films sont infusés de ce film qui m’a tellement marquée, Jeanne Dielman, par rapport aussi à ce truc de contrôle. Finalement, les deux personnages sont comme ça : ces deux femmes sont des miroirs, avec un côté obstiné, de contrôle, et à un moment, des choses commencent à s’effriter malgré elles.
-Pour quelles raisons n’avoir pas utilisé de musique ?
-Personnellement, les films avec plein de musique qui appuie sur l’émotion, je ne supporte pas. Je n’en ressens pas le besoin parce qu’on travaille la bande sonore vraiment comme une partition musicale, c’est un travail incroyable, le montage son dure des mois, avec un équilibre très compliqué à trouver pour ne pas épuiser les oreilles des spectateurs. Et j’ai l’impression qu’il n’y avait pas besoin de musique. Pareil pour le générique, sans rien. C’est un grand mot, mais vous parliez d’hommage, et c’est un peu ça : un hommage à tout ce travail des personnes soignantes, presque comme une minute de silence. Ca permet aussi au spectateur de se recentrer sur ses ressentis, plutôt que de le bombarder directement de musique.