Sixième long métrage de Miguel Gomes, auteur de l’éblouissant Tabou notamment, Grand Tour voit le cinéaste portugais poursuivre dans la veine fantasmagorique qu’il affectionne, l’Orient, avec l’imaginaire qu’il charrie, servant de décor à l’errance vertigineuse d’un couple en décalage permanent. Soit Molly et Edward, la première poursuivant le second qui n’a de cesse de la fuir dans l’Asie de 1918, leur Grand Tour entamé en Birmanie avalant bientôt les frontières tandis que le récit de voyage se mue en expérience sensorielle inédite. Mieux qu’un film d’aventures, Grand Tour est un film aventureux en effet, empruntant à l’esthétique du muet pour brouiller les repères temporels mais pas que au gré d’une divagation lysergique à laquelle on s’abandonne avec délice. Une proposition de cinéma éminemment singulière dont le réalisateur nous parlait en octobre dernier à l’occasion du Festival de Gand. « J’avais découvert l’anecdote qui donne son point de départ au film dans un livre de voyage de Somerset Maugham, The Gentleman in the Parlour. Il y relate l’un de ses périples au Cambodge, en Thaïlande et en Birmanie, et raconte, dans un bref passage, avoir fait la rencontre d’un Anglais, fonctionnaire de l’administration de l’Empire en Birmanie. Cet homme a paniqué quand sa fiancée est arrivée aux portes de Rangoon, et s’est échappé, allant jusqu’en Chine. Dans le livre, sa future femme finit par le rattraper. » Dans le film, c’est une autre histoire…
Le film n’est pas un dictateur
Miguel Gomes a trouvé dans cet argument matière à une oeuvre insolite jusque dans son dispositif narratif. En amont de l’écriture du scénario, le réalisateur a tenu à effectuer, accompagné d’une petite équipe, son propre Grand Tour, marchant, à un siècle de distance, dans les pas de ses personnages. Et filmant une « archive de voyage » qui allait infléchir la narration, en y intégrant des éléments glanés en cours de route. A l’écran, les images documentaires contemporaines – spectacles de marionnettes, tourbillon de motos à Ho Chi Minh Ville,… – se mêlent à celles d’un passé reconstitué pour sa part en studio, pour un résultat déroutant par endroit, mais plus encore envoûtant. « L’idée a toujours été de travailler avec les deux pôles du cinéma: le cinéma comme possibilité de capter le monde et de filmer le réel, et le cinéma dans sa capacité d’inventer un autre monde, avec des règles différentes de la vie. Ce qui nous intéressait, c’était de fabriquer quelque chose avec le réel, et de passer constamment dans des temps et des mondes différents, pour essayer d’établir une dialectique entre le réel et l’imaginaire. »
Confrontation féconde qui, non contente d’offrir au récit de stimulantes lignes de fuite, questionne aussi l’héritage colonial, troublant jeu de miroirs à l’appui. « Bien sûr, je n’ai aucune sympathie pour le modèle colonial, et j’avais envie de le questionner, opine le cinéaste. Même si, en fin de compte, je pense que le cinéma ne peut avoir la responsabilité de régler tous les maux du monde, il n’a pas ce pouvoir. Ce n’est pas aux films de dénoncer les choses, mais surtout aux spectateurs. Le cinéma peut partager des choses, mais se doit de laisser de l’espace au spectateur. Les gens peuvent voir des choses fort différentes dans le film, et cela me convient. La façon dont un spectateur va réagir à un film échappe à notre contrôle, et c’est bien, parce que ça veut dire que le film n’est pas un dictateur… On savait qu’on filmait le monde colonial et le monde post-colonial, que l’on passerait tout le temps de l’un à l’autre, et que quelque chose devait surgir de cette dialectique. Mais après, c’est au spectateur de voir des choses… » Qui surgissent parfois de façon inusitée, le film recourant par exemple en voix off aux langues des différents pays traversés, vietnamien, japonais, chinois et autres… : « C’est aussi une manière de voyager. Peut-être que ça ne suffisait pas de voyager dans l’espace et dans le temps, mais qu’il fallait aussi le faire à travers les langues des différents pays et donc à travers la culture. Cela nous a semblé intéressant, et c’était aussi un peu pour inverser une situation qui prévalait pendant le colonialisme et peut-être encore d’une certaine manière aujourd’hui, et voulant que les Occidentaux étaient les marionnettistes du monde et les autres leurs marionnettes. On s’est dit qu’Edward et Molly allaient être nos marionnettes manipulées par des marionnettistes asiatiques racontant leur histoire dans leur propre langue. »
Du côté du Magicien d’Oz
Laisser de l’espace au spectateur, voilà en tout état de cause un art dans lequel excelle le réalisateur des Mille et une nuits. A l’instar de ses deux protagonistes occidentaux égarés dans les splendeurs d’un Orient de studio, Grand Tour invite à se perdre dans les méandres d’une histoire sinuant dans des imaginaires multiples, tout en se dérobant à toute tentative de classification, le récit de voyage aux ressorts empruntant à la comédie bifurquant vers le mélodrame. « Je trouve important que les films bougent. Il m’arrive parfois de voir des films qui ont un point de départ fort intéressant, mais qui restent ensuite tout le temps sur la même note, jusqu’à la fin. Ce n’est pas ma tasse de thé. Je trouve important que les films, sans être la vie, partagent avec celle-ci le fait que le temps passe, et qu’on éprouve des sentiments différents en fonction des événements de notre existence, il y a du changement, du mouvement. Et cela vaut pour les films également: on a pensé que Grand Tour devait commencer sur un ton disons comique sans être vraiment une comédie, avant d’aller vers d’autres régions du cinéma en termes de récit et de rapports entre les personnages. » Volonté du reste actée par un changement de point de vue, au regard d’Edward dont la fuite balise la première partie du film succédant celui de Molly dont la poursuite occupe la seconde…
Chemin faisant, c’est la texture même de Grand Tour qui semble évoluer, comme s’il s’agissait d’absorber le spectateur dans quelque rêverie opiacée. « Le cinéma a cette capacité d’inventer des mondes parallèles, observe Miguel Gomes. L’expérience de vivre un film qui ne répond pas aux mêmes lois que celles ayant cours dans la vie nous donne la sensation d’être ailleurs, ce qui peut parfois être proche d’être sous l’effet d’une drogue et de voir et expérimenter le monde d’une autre manière. » Du cinéma comme un hallucinogène en somme, qualité que l’on pouvait déjà prêter à Tabou et d’autres de ses films : « A force de donner des entretiens et de penser à mes films, j’ai commencé à leur trouver des points communs. Je me suis notamment rendu compte qu’ils avaient un rapport persistant avec Le Magicien d’Oz, un film très spécial pour moi, et cela depuis l’enfance. Ce film commence par établir une liaison avec le quotidien, où Dorothy, le personnage principal, s’ennuie dans sa campagne du Kansas, et chante qu’il y a un autre monde « over the rainbow ». Survient une tornade, et elle est transportée dans cet autre monde, Oz, avec des lois différentes. Ce territoire, c’est le cinéma : Le Magicien d’Oz est un film où il y a quelqu’un qui abandonne la vie, sort de son quotidien, et passe dans le monde du cinéma. Et c’est une constante dans mes films: il y a toujours un rapport avec la vie et avec le quotidien, parfois de manière matérielle parce qu’on filme vraiment des images documentaires, plus ou moins manipulées. Mais s’il y a une volonté d’essayer de capturer le réel, c’est pour ensuite partir, et aller dans un autre territoire qui n’existe pas dans nos vies. C’est un autre monde, le monde de la fiction, de l’imaginaire. J’ai compris ça en faisant des films, et je crois que ça se produit dans Grand Tour mais aussi, même si peut-être de manière différente, dans chacun de mes films. »
« Laisser de l’espace au spectateur » : je dirais tellement d’espace entre le film et le spectateur qu’on ne voit plus le film mais l’écran, le dossier du siège devant soi, ses propres genoux, sa montre. Pire expérience cinéma de 2024, ennui total. J’enviais ceux que j’ai vu sortir de la salle, je gardais espoir… J’avais adoré Tabou, quelle déception :s