« Je suis là pour transmettre une émotion »

Guillaume Senez © Nicolas Guerin

Pour son troisième long métrage, Guillaume Senez a mis le cap sur le Japon, sillonnant les rues de Tokyo à la suite de Jay (Romain Duris), un taximan français arpentant la capitale nipponne depuis neuf ans dans l’espoir de retrouver Lily (Mei Cirne-Masuki), sa fille dont la mère japonaise a obtenu la garde exclusive après l’avoir enlevée lors de leur séparation. Le résultat, c’est Une part manquante, un drame sensible sondant la question de la paternité avec le choc des cultures pour toile de fond. Entretien.

-D’où est venue l’envie de tourner un film au Japon?

-Honnêtement, par hasard. Avec Romain, ça avait bien fonctionné entre nous sur Nos batailles, et on avait envie de refaire un film ensemble, on continuait à s’informer sur des sujets, à s’envoyer des articles… J’étais curieux du Japon comme beaucoup de gens, mais plus comme touriste qu’autre chose, je n’ai jamais eu, comme cinéaste, le fantasme de tourner là-bas. Et puis, on s’est retrouvés au Japon pour la sortie de Nos batailles, et beaucoup d’expats nous ont parlé de ces histoires. Ca nous a touchés, émus, bouleversés, on en a reparlé, et j’ai contacté mon co-scénariste (Jean Denizot), qui m’a dit qu’il y avait un sujet à faire. Romain est rentré à Paris, et il a commencé à m’envoyer des articles sur la question parus dans Le Monde, Libé, Paris Match… Il y avait une espèce d’évidence, et même une continuité par rapport à Nos batailles, en creusant son sillon autour de la paternité. Je n’étais pas forcément amoureux du Japon à la base, je suis tombé amoureux d’une histoire qui se trouve se passer au Japon.

-Le film tourne autour de la garde exclusive d’enfant telle qu’elle s’applique au Japon. Trouver la bonne hauteur pour aborder un tel sujet a-t-il été difficile ?

-On s’est renseignés. Il y avait eu un « Envoyé Spécial » dont on a rencontré les trois protagonistes, trois pères français en l’occurrence. Puis on a rencontré d’autres personnes, des étrangers, des hommes, des femmes, des Japonais, des Japonaises, énormément de gens afin d’avoir un regard juste. Il ne s’agissait pas d’être à charge du Japon, il y a des problèmes assez similaires en Allemagne, en Algérie et dans d’autres pays, on voulait vraiment être au bon endroit, et montrer les choses comme elles existent. Ensuite, évidemment, écrire entre Paris et Bruxelles un film qui se passe entièrement à Tokyo n’avait pas beaucoup de sens. On a voulu terminer le scénario sur place, mais il a fallu attendre que le Covid soit fini, le Japon n’ayant rouvert ses frontières que très tard. On est alors retournés là-bas terminer le scénario pour vraiment ancrer le récit, rehausser un peu l’iconographie. C’est là aussi qu’on a pris la mesure à quel point cela touchait beaucoup de Japonais et de Japonaises. On a rencontré d’autres personnes encore, toujours avec ce souci du regard juste. Pareil au tournage, où on avait des consultants juridiques, des consultants policiers, des consultants des prisons, on essayait vraiment d’être au bon endroit. Ils aiment beaucoup ça au Japon: ils ont l’habitude d’avoir des consultants sur tous les tournages, tout le monde passe tous les détails en revue pour que ce soit cohérent. Notre équipe japonaise avait envie de parler de ce sujet-là: beaucoup de gens, 60% de la population je crois, veulent faire bouger les lignes. Et même le gouvernement, le processus est long mais cette envie est là. On ne voulait pas qu’on nous traite de racistes, on ne voulait pas généraliser une population, il fallait montrer les choses dans toute leur complexité et leur subtilité. C’est ça qu’on a essayé humblement de faire.

-Comment s’est passé le tournage ?

-C’est très particulier: tout est pareil et tout est différent, tout est simple mais tout est compliqué. Après, le film raconte aussi l’histoire d’une différence culturelle, d’une façon de faire autrement, et il faut s’adapter. On n’est pas arrivés en disant « on fait comme ça ». On a trouvé un mode opératoire ensemble, et on s’y est faits. On avait une super équipe japonaise, qui avait l’habitude de travailler sur des tournages étrangers, et ça s’est hyper bien passé. Mais il faut accepter qu’on est dans un autre pays, avec une façon de faire différente. Par exemple, si on a besoin de tourner dans une rame de métro, ici, c’est quasiment impossible ou ça coûte hyper cher. Et là, en deux secondes, on a une rame complète, vide, incroyable ! On avait besoin d’une piscine, et des piscines, au Japon, il y en a à tous les kilomètres, mais impossible d’y tourner. Alors qu’ici, on peut le faire sans problème, la nuit ou les week-ends. On a fini par se rabattre sur une piscine privée : on cherche, on s’adapte, on trouve des compromis. La vie est un peu comme ça aussi: tout est le même, mais tout est différent, c’est particulier, mais ça nous a nourris, enrichis, c’était une vraie aventure professionnelle mais aussi humaine.

-La maîtrise du japonais de Romain Duris est bluffante…

-C’est un bosseur: je ne pense pas qu’on fait une carrière aussi longue si on ne travaille pas; à un moment donné, le talent ne suffit plus. Il a bossé pendant des mois et des mois et des mois. Pour l’anecdote, il a travaillé en phonétique avec une coach japonaise – elle a un petit rôle dans le film, celui de la standardiste de la compagnie de taxis – qui avait enregistré des phrases, mais en fait, c’était trop bon. Quand on a fait un test avec mon consultant japonais, il m’a dit « jamais un expat ne parlerait comme ça », il donc fallu qu’il réapprenne tous ses dialogues dans un japonais moins bon, avec de petites erreurs grammaticales, un petit accent… Il a dû tout effacer et tout reprendre, et a retravaillé pendant des mois un japonais d’expat. Là où il nous a vraiment bluffés, c’est qu’après une ou deux semaines de tournage, le soir, il allait au restaurant et on lui parlait en japonais, il allait faire ses courses, idem, il a chopé des mots, des petits bouts de phrase, et il arrivait par moments à improviser. Avec le consultant japonais, on se regardait, et on se disait « mais putain, il improvise… »

-C’est votre deuxième film ensemble, six ans après Nos batailles

-J’ai du mal à donner ma confiance, mais par contre, quand je la donne à quelqu’un, je la donne à vie. Avec Romain, on s’est bien entendus professionnellement parlant, et humainement parlant. C’est comme ça avec tous mes collaborateurs et collaboratrices, d’ailleurs, c’est souvent les mêmes : moi, si ce n’est pas quelqu’un avec qui je peux aller au resto, boire des coups jusqu’à deux heures du matin ou partir en week-end, vraisemblablement, je ne pourrai pas retravailler avec cette personne. Tourner un film, c’est un sport d’équipe où chacun donne de sa personne, participe, donne son avis. On sait où on va, on ne sait pas comment y aller, mais on y va ensemble. J’aime bien ça, donc, la confiance est au centre de tout. Romain, il est comme ça: il participe, il donne son avis, il propose des choses, même déjà au niveau du scénario, c’est super d’avoir quelqu’un comme ça. Il y a son talent, évidemment, mais il y a aussi une rencontre humaine.

Une part manquante envisage le choc culturel avec le Japon à rebours des clichés. Comment avez-vous procédé ?

-Il y a eu plusieurs choses: au niveau du scénario, il fallait montrer que Jay était presque plus Japonais que les Japonais, qu’on sente qu’il aimait le Japon aussi, il fallait travailler ça en termes de dramaturgie. Et en termes de mise en scène, il fallait absolument éviter tout ce qui pouvait paraître exotique, ne pas donner une vision touristique du Japon. On a balayé toutes les images d’Epinal: on ne voulait pas qu’on voie le mont Fuji ni la vague de Hokusai ou le petit chat. On a essayé d’enlever tout ça, et croyez-moi, trouver un sentô, à Tokyo, où l’on ne voit pas le mont Fuji, ce n’est pas simple. On voulait effacer tout ça, parce qu’on filme Jay qui vit là depuis quinze ans, et qu’il n’a plus un regard touristique sur Tokyo. Il ne fallait pas filmer comme un Japonais, je n’ai pas cette prétention-là, mais à travers le regard de Jay, qui est là depuis quinze ans.

-Comment avez-vous construit la relation entre Jay et Lily, le film suivant un arc dramatique mais aussi émotionnel?

-Au niveau du scénario, il y avait une relation entre un chauffeur de taxi et une cliente qui évolue vers une relation entre un père et sa fille. Il fallait donc trouver comment souligner les intentions du scénario par la mise en scène. On s’est dit qu’on allait essayer en termes de découpage – et ce n’est pas facile, parce que c’est tout petit une voiture, et on n’a pas triché : au début, ils sont séparés, il y a un plan sur Jay, un plan sur Lily et puis, au fur et à mesure des scènes, ils sont de plus en plus dans le même plan. On a essayé petit à petit, en termes de découpage, de souligner un peu cette évolution, qu’ils soient de plus en plus ensemble, que cette relation se cristallise de plus en plus. Et puis, mon assistant-réalisateur a eu l’idée, sur les deux semaines où Mei était présente sur le tournage, d’essayer de garder la chronologie. Et c’était super, parce qu’au début, forcément, Roman et Mei ne se connaissaient pas encore, ils se reniflaient, et ça marchait bien, parce que c’était une cliente et un chauffeur. Et puis, ils ont appris à se connaître, une amitié a commencé à naître, ce qui a aidé pour le troisième acte. Ca s’est passé à trois niveaux: le scénario, le découpage technique et le plan de travail.

-Quand on aborde un tel sujet, comment évite-t-on les écueils du « film à thème »?

-J’ai toujours dit que j’étais un cinéaste qui était là pour faire partager des émotions d’abord. Je suis là pour émouvoir, c’est mon métier. On a toujours dit, à toutes les personnes qu’on a rencontrées, « c’est un film de fiction, ce n’est pas votre histoire », on est là pour transmettre une émotion. Après, si l’émotion peut amener une réflexion, une conscientisation sur la thématique ou peut servir de support à des débats, welcome. A un moment donné, le film appartient aux spectateurs et spectatrices, si ça peut faire bouger des lignes, pourquoi pas ? On en a déjà vus dans l’histoire du cinéma, mais il faut rester à sa place: je fais du cinéma, et que du cinéma. Ca reste un film, et je suis d’abord là pour transmettre une émotion. C’est aussi pour ça qu’on n’a pas voulu raconter l’histoire de quelqu’un, et qu’on l’a mis très tôt au générique, parce que c’est des sujets tellement forts, tellement lourds, qu’il y a des personnes qui ne peuvent pas s’empêcher de se projeter et d’y voir leur histoire. Si les gens se l’accaparent, pourquoi pas, mais j’essaie d’abord de faire un film de cinéma. Et d’éviter le didactisme.

-Le fil rouge de votre filmographie, c’est la parentalité, que l’on retrouve au coeur de Keeper, Nos batailles, Une part manquante et même dans votre court métrage U.H.T. Qu’est-ce qui vous y ramène?

-Je ne sais pas, l’émotion peut-être. Faire un film est tellement compliqué : là, j’ai mis six ans à le faire, et j’ai un autre projet qui ne s’est pas monté financièrement. On prend tellement de baffes dans la gueule à tous les niveaux – c’est quatre non pour un oui – que si ce n’est pas un film dont on veut absolument le faire, qui n’est pas viscéral, on finit par ne pas le faire. Le film qui ne s’est pas financé, je finirai par le tourner, avec un téléphone portable s’il le faut. Si ce n’est pas un truc qui parle profondément, à la première chute, on passe à autre chose. Il faut savoir se relever et avancer: si ça me touche et que ça me parle, je fonce. La paternité, la parentalité, même en tant que spectateur, ça me touche. J’ai trois enfants, pas besoin d’aller consulter un psychologue pour chercher midi à quatorze heures. Je creuse mon sillon, comme on dit. Après, Nos batailles et Keeper, c’était peut-être quelque chose de plus intime, qui m’est arrivé plus personnellement, ça venait plus de moi. Ici, c’est différent, et c’était bien pour moi de voir que je peux aussi écrire sur quelque chose que je n’ai pas connu. Même si, effectivement, c’est à nouveau la parentalité.

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