Alice Rohrwacher à la recherche de l’invisible

Alice Rohrwacher

Avec La Chimera, son quatrième long métrage, Alice Rohrwacher continue à creuser un sillon éminemment personnel, la cinéaste italienne livrant une fable poétique inscrite dans la terre toscane, et brouillant les frontières entre passé et présent, entre onirisme et réalisme, tout en instruisant un rapport ultra-sensible au monde. Un film dont elle nous parlait lors du dernier festival de Cannes.

-D’où vient La Chimera ?

-Pour moi, faire un film n’est pas seulement raconter une histoire, mais emmener les spectateurs dans un monde que j’ai choisi d’explorer et de dépeindre. Plus encore que l’histoire, ce qui importe à mes yeux, c’est de procurer aux spectateurs les outils pour qu’ils puissent trouver leurs références et tracer leur route dans la planète que je les invite à visiter. Je leur demande donc un effort assez conséquent. L’idée à l’origine du film découle du fait que je suis née et j’ai grandi dans une région (à Fiesole, en Toscane, NDLR) où le passé a gardé une grande importance, et est entrelacé avec le présent. Quand j’étais enfant puis adolescente, les hommes avaient pour habitude, à la nuit tombée, d’aller creuser dans les tombes, à la recherche de vestiges étrusques qui y étaient enterrés depuis des siècles. J’ai été frappée par le caractère illégal de cette activité, bien sûr, mais plus encore par le fait qu’ils violaient une loi sacrée voulant qu’on ne profane pas une tombe. Ils ne considéraient plus comme sacrés ces lieux, alors qu’ils l’avaient été pendant 2000 ou 3000 ans. Ce fut le point de départ d’une méditation sur les raisons pour lesquelles des hommes s’estiment autorisés à priver de son sens sacré quelque chose issu du passé.

-Ces « Tombaroli » sont-ils encore actifs aujourd’hui?

-Le monde est plein de « Tombaroli », il suffit pour s’en convaincre de lire I predatori dell’arte perduta, de Fabio Isman. C’était un trafic florissant en Italie dans les années 80 et 90, avec des chiffres supérieurs à ceux du trafic de drogue. La loi a changé, et il n’est plus pratiqué à une telle échelle, mais il subsiste dans de nombreux pays, notamment autour de la Méditerranée. Partout où il y a eu des grandes civilisations, et où des vestiges sont enterrés, ces pratiques illégales existent. Aujourd’hui, ce n’est plus tellement à la mode d’avoir un sarcophage dans sa maison ou son appartement, mais pendant un certain temps, c’était tendance, Maria Callas en avait un. Il y a aussi un élément amusant: beaucoup de « Tombaroli » estiment que le tarif a périclité non pas en raison de la loi, mais parce que les nouvelles générations n’ont pas assez de muscles pour creuser les tombes.

-Quel est votre sentiment à l’égard de ces trafics? Ces objets ont-ils vocation à rester cachés, ou devons-nous y avoir accès?

-Le film reflète ma vision, je n’ai pas de réponse définitive à cette question, même si je suis naturellement opposée à ce trafic dans ce qu’il a d’illégal. Je voulais proposer une méditation sur notre relation avec le passé et ceux que nous avons perdus, avec la mort et les morts eux-mêmes. Ce n’est pas un hasard si j’ai écrit ce film pendant la pandémie, quand l’idée collective de la mort est entrée de manière fort abrupte dans nos existences. Cela m’a amenée à réfléchir à ma relation avec la mort.

-On retrouve dans plusieurs de vos films un personnage qui porte un regard innocent sur les choses. Pourquoi cette idée vous tient-elle à coeur, que ce soit avec Lazzaro dans Lazzaro Felice, Italia dans La Chimera ou la famille de Le Meraviglie qui, alors qu’elle vit en quelque sorte en dehors, est envahie par la société moderne?

-Je ne suis pas contre la modernité, je suis contre le capitalisme, et malheureusement, ils sont souvent étroitement liés. La modernité peut-être formidable, je ne considère pas le passé comme une époque bénie. Mais j’aime recourir à des personnages innocents et des images simples pour aborder des thèmes et des problèmes complexes. Comme, dans La Chimera, l’image du fil d’Ariane, dans laquelle on peut voir un stéréotype, mais que j’ai trouvée attirante par sa pureté même, et que j’ai utilisée de manière fort simple. J’apprécie le fait que les personnages n’aient pas conscience des problèmes importants qui les entourent, de même que les images sont inconscientes de la charge que nous leur accordons.

-Vous dites être contre le capitalisme. Considérez-vous que vos films sont politiques?

-Nous vivons au sein d’une société capitaliste, et quand j’affirme être contre le capitalisme, je m’y sens néanmoins autant impliquée que chacun d’entre nous, jusqu’au directeur d’une multinationale, je ne fais pas exception. Quand je parle de capitalisme, c’est en référence à la méditation que ce film a initiée en moi, et qui est de se dire que l’art ancien n’a pas été créé pour être vu par les hommes. Si vous visitez le musée égyptologique de Turin, tous les objets que recèlent ses immenses collections ont été ciselés avec art sans être destinés au regard des hommes, ils étaient dissimulés derrière sept portes, des tunnels, sous les pyramides,… Or, ils sont tellement beaux. Je trouve cette idée de faire tout ce travail, de créer cet art afin qu’il reste invisible extrêmement fascinante. Bien sûr, il y avait une hiérarchie des dieux qui ne vaut pas mieux que notre hiérarchie économico-sociale, mais peut-être pourrions nous en retirer quelque chose, penser à ce dont nous rêvons, et apprécier ce qui ne peut pas être vu. Et créer des choses pour l’invisible, en dehors de toute hiérarchie.

-Quel est votre rapport aux contes? Vos films intègrent notamment des éléments mythologiques qui cohabitent avec d’autres, réalistes…

-Je me suis toujours nourrie des contes italiens. Italo Calvino les a rassemblés dans les années 50, mais il existe aussi des recueils plus anciens des fables des 16e, 17e et 18e siècles. La particularité des fables italiennes, c’est que les protagonistes ne sont pas des princes ou des princesses, mais des bergers, des meuniers, des pécheurs, et ce que c’est la magie chez les gens ordinaires qui y est décrite. Ce qui conduit, par exemple, une pomme à commencer à saigner, un arbre à s’effondrer en pleurs, parce qu’il commence à craquer ou que le vent lui a apporté un présent. Il y a un élément de réalisme dans la narration de ces contes que je trouve très beau.

-Comment en êtes-vous venue à penser à Josh O’Connor pour interpréter le rôle principal de La Chimera ?

-En fait, Josh m’avait écrit une lettre, non pour travailler avec moi, mais parce qu’il avait beaucoup apprécié Lazzaro Felice. Nous nous sommes rencontrés, sans avoir l’intention de faire un film, mais juste pour faire connaissance. D’ailleurs, dans la version du scénario sur laquelle je travaillais à l’époque, le personnage était un homme de soixante ans qui méditait sur son existence. L’accent était mis sur son passé, et non sur son avenir. Mais quand j’ai rencontré Josh, j’ai trouvé tant de qualités en lui – une grâce, une mélancolie, mais aussi une forme de rage contenue – que j’ai réécrit le personnage pour lui. Et à me concentrer moins sur le passé que sur le présent et le futur, au point qu’il puisse dire « peu importe d’où je viens, l’important est que je sois ici ».

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