Noémie Merlant au balcon

Noémie Merlant.

Année faste pour Noémie Merlant qui, après avoir été à l’affiche d’Emmanuelle, d’Audrey Diwan, et de Lee Miller, d’Ellen Kuras, signe, avec Les femmes au balcon son second long métrage en tant que réalisatrice, une comédie féministe gore écrite avec Céline Sciamma, la cinéaste qui l’avait révélée avec Portrait d’une jeune fille en feu, et dont elle nous parlait lors du Festival de Gand, en octobre dernier.

-Dans Les femmes au balcon, vous dézinguez joyeusement le patriarcat et la masculinité toxique. Pourquoi avoir choisi de le faire par le biais du cinéma de genre?

-Vous faites bien de dire « dézinguer le patriarcat » et pas « dézinguer les hommes », ce n’est pas la même chose pour moi… (rires) Et justement, pour dézinguer le patriarcat, il fallait que je le fasse avec humour, parce que c’est ce qui me permet d’avancer, mais aussi de prendre une distance, de parler plus profondément des choses, d’accepter de les regarder en face et d’en parler plus facilement. L’humour ouvre au dialogue. Et le côté violence et gore allié à l’humour, ça permet un côté cathartique énorme. J’en avais besoin, et j’ai eu la sensation que d’autres personnes avaient peut-être besoin aussi de ce côté libérateur. Les autres personnes victimes de violences, parce que ce sont des choses que l’on garde longtemps, qui ne sont pas exorcisées. Sortir cette violence emmagasinée est plus simple dans un film, ça permet de libérer les choses.

-Quel est votre rapport au cinéma de genre?

-J’ai découvert le cinéma par le cinéma de genre. Avec ma soeur, on allait au vidéo club louer des cassettes, et ce n’était que des films de genre. Beaucoup de films asiatiques, Ichi the Killer, de Takashi Miike, les films de Bong Joon-ho, The Chaser et The Strangers, de Na Hong-jin, tous ces films m’ont marquée. Les cinéastes asiatiques sont un peu les rois du cinéma de genre, et du mélange des genres, l’humour, le thriller, l’horreur… Et moi, j’adore, parce que dans la vie, les tons sont très mélangés, il y a de l’absurde, de l’humour, des larmes… Les films de genre, c’est un peu mon grand huit à moi, mes montagnes russes, ça me permettait de sortir des émotions, de ressentir beaucoup. Pour moi qui étais très renfermée, il y avait un truc libérateur. Et j’ai l’impression que ça permet parfois de parler de plus de choses, d’aller plus loin.

-Le film de genre permet d’aller loin, et il y a quelques scènes gore dans Les femmes au balcon, même si elles sont tempérées par l’humour. Comment avez-vous trouvé où placer le curseur, et jusqu’où vous pouviez aller?

-Je savais dès le début avoir envie que dans les scènes de gore – il n’y en a pas partout -, on voie, donc le curseur était déjà assez loin. Il y a un côté frontal dans le film, comme pour la nudité, dans la scène du gynéco par exemple. Je ne dis pas que mon film n’est pas élégant, mais il y a des films qui aiment qu’on s’imagine et qu’on ne voie pas, qu’on soit dans une élégance absolue et dans la subtilité. Moi, ce n’était pas du tout mon propos: j’ai besoin, parce que c’est un film libérateur, que l’on voie les choses. C’était là dès le départ, dès l’écriture.

-Comment avez-vous composé votre trio d’héroïnes?

-Sanda Codreanu, qui joue Nicole, et moi, on est amies depuis quinze ans. On s’est rencontrées au cours Florent, on a fait plusieurs films ensemble, c’est une actrice que j’admire énormément et c’est aussi une collaboratrice: l’idée du film a émergé quand j’étais chez elle, et que je vivais avec elle et ses soeurs, le film part de notre amitié réelle. Nicole, c’est un peu elle, Elise, un peu moi, on a juste poussé les curseurs très loin. Ensuite, il fallait une troisième copine, Ruby, qui est un personnage plus inventé, et pour laquelle j’ai fait un casting. Quand j’ai vu Souheila Yacoub, Sanda était présente également, et le trio a tout de suite fonctionné. Et au-delà, elle a proposé quelque chose d’extraordinaire. Pour moi, c’était elle, c’était évident.

Ces trois personnages présentent des profils très différents au sein de cette sororité…

-J’avais envie qu’on ait des personnages féminins très différents, qu’elles soient des individus avant tout, avec une personnalité bien marquée. Nicole est plus pudique, plus cérébrale, Ruby apporte cette vulgarité douce qui est essentielle pour moi, parce que traiter la vulgarité permet de mieux traiter la liberté. La vulgarité est souvent plus autorisée aux hommes, et très peu aux femmes, et le personnage de Ruby se l’autorise. Elle incarne la liberté absolue, quelqu’un qui a déjà fait tout un chemin dans sa tête, qui affirme qu’elle aime le sexe, qui est camgirl et prend plaisir à l’être, qui aime être torse nu comme un homme quand il fait chaud et sortir dans la rue comme ça, pas seulement pour déranger mais parce que c’est une forme d’affirmation, c’est presque politique pour elle de le faire. Et puis Elise, qui est quelqu’un de plus maladroit, qui ne sait pas dire non, et c’est pour ça que c’est une comédienne qui arrive dans le rôle de Marilyn. Marilyn, elle a été créée par les hommes et pour les hommes, c’est le fantasme absolu. Et donc, l’idée était d’aller libérer cette Marilyn, comme si j’avais fait la suite de ce qui se serait passé dans sa vie si elle avait eu ces copines-là, et qu’ensemble, elles s’étaient aidées pour se libérer d’une oppression.

Les femmes au balcon illustre le passage d’un regard essentiellement masculin au cinéma à un regard féminin, de même qu’on assiste à une réappropriation du corps et du désir féminins. C’est essentiel dans votre démarche?

-C’est essentiel, oui, mais ça se fait naturellement, parce que j’ai envie de parler de choses qui me touchent, qui me parlent et que je vis. Après, de plus en plus, je ne dis pas « regard masculin » mais « regard patriarcal », parce que j’ai l’impression que « male gaze », ça enferme : si c’est un regard masculin, donc ça sera toujours comme ça. Alors qu’il peut y avoir des femmes qui sont dans le « male gaze », comme il peut y avoir des hommes qui sont dans le « female gaze ». Du coup, je parle de « regard patriarcal », majoritairement initié et suivi par des hommes. Aujourd’hui, ce « female gaze », j’aurais envie de dire qu’il accueille aussi des hommes. Il faudrait un autre nom que « regard patriarcal » ou « female gaze », regard humaniste ou universaliste, je ne sais pas. Moi, c’est ce regard-là que j’ai envie d’explorer, et ça passe d’abord par les biais des femmes et du corps des femmes. Mais dans mon optique, ça serait de continuer là-dedans, par exemple aussi avec des hommes. Ca s’est imposé à moi de traiter du regard, des différents regards.

-C’est quelque chose que l’on retrouve dans Emmanuelle, dont vous jouiez le rôle-titre. Même si ce sont des films très différents, la démarche est comparable…

-Complètement. C’est traité différemment, mais la démarche, le fait d’explorer le désir féminin, la liberté, le rapport avec la société, avec le regard de cette société patriarcale, un regard masculin enfermé dans cette société patriarcale, c’est la même chose. En tous cas, il y a une prise de risques et la recherche de créer de nouveaux imaginaires qui moi m’intéresse.

-Considérez-vous que, tout en étant une comédie horrifique, Les femmes au balcon soit un film militant?

-Je n’aime pas trop cette appellation, parce que je trouve que ça enferme. Depuis toujours, on ne s’est jamais dit que ces films souvent faits par des hommes avec des hommes étaient des films masculins ou masculinistes. On arrivait à trouver des choses auxquelles adhérer, des choses universelles, des choses auxquelles, en tant que femmes, on s’identifiait peut-être moins, mais on a toujours été prises dans les histoires. Et on n’a pas enfermé, on a toujours vu ça ce manière générale, comme un film de cinéma avec des émotions, des idées auxquelles on adhère ou pas. Même s’il arrive dans un moment de l’histoire où on est dans ces mouvements #MeToo et tout ça, et que c’est normal qu’on l’associe politiquement à ça, j’ai envie que l’on voie mon film de manière plus générale que ça…

-Vous montrez différentes expressions de la masculinité toxique, mais d’une manière tellement systématique que ça en devient…

-Une farce. Vu que je ne voulais pas faire du politiquement correct, j’étais obligée d’en passer par là. C’est tourné un peu à la farce, sur le mode « putain, ils se sont tous passé le mot aujourd’hui? », il y a un élément de moquerie, parce que c’est le style du film. J’avais envie de traiter de l’oppression patriarcale, mais qui ne soit pas seulement le viol chez le photographe, mais aussi le viol conjugal, qu’on voit moins et qu’on montre moins, et des petites choses, parce qu’il n’y a pas nécessairement de violence verbale et physique. Ca va jusqu’au coup de fil avec une petite pression de la part de l’agent. Ca me fait rire, même si…

-Le fait de tourner ce film a-t-il eu un effet cathartique pour vous?

-Oui, énormément. Ca a libéré quelque chose, et m’a permis de commencer à parler de certaines choses dont je n’avais jamais parlé, à prendre conscience de beaucoup de choses et à les mettre en pratique. Par exemple, mon personnage ne sait jamais dire non, et c’est un peu moi. J’ai appris à un mettre un peu plus des limites, ou à essayer de m’écouter, de me faire entendre. Et puis, il y a une forme d’apaisement. A un moment donné, quand je me suis rendu compte de cette société patriarcale et que j’ai commencé à parler des traumatismes et tout ça, j’étais en colère envers la gent masculine. C’était trop, j’avais l’impression que le problème, ce n’était pas tant qu’il faille nous croire, je pense qu’on nous croit, mais plus que souvent, on s’en foutait un peu finalement de nos vies. D’avoir fait ce film, et d’avoir des femmes mais aussi des hommes comme vous avec qui j’en parle, et aussi d’avoir rencontré un homme dans ma vie avec qui tout est différent, je sens un apaisement. Je pense grâce à ce film où j’ai pu m’exprimer, et où j’ai l’impression qu’on m’a écoutée. Pour moi, c’est le début de tout: ce qui nous manque, c’est l’écoute, et aussi des aveux de la part des personnes qui ont agressé. Ce film a constitué pour moi le début d’une libération et de rapports qui évoluent dans le bon sens.

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