« Mon esprit a pris le pas de la société »

Jacques Audiard, Zoe Saldana et Karla Sofia Gascon

Jacques Audiard n’a pas fini de surprendre. Six ans après The Sisters Brothers, où il s’aventurait en territoire westernien, trois ans après Les Olympiades, et son sémillant marivaudage contemporain, le réalisateur d’Un prophète s’essaie à la comédie musicale avec Emilia Pérez. Un musical à la mode Audiard s’entend, hybride lorgnant encore vers le thrilller et la telenovela pour tracer le portrait de Manitas Del Monte, narcotrafiquant mexicain décidant de changer de vie et de sexe pour devenir Emilia Pérez, la femme qu’il a toujours rêvé d’être. Et trouvant dans sa transition de genre le moyen de sa rédemption. Un projet dont le réalisateur nous parlait dernièrement à Bruxelles, à l’occasion du BRIFF.

Emilia Pérez n’est pas seulement le portrait d’une personne qui change de genre, c’est aussi un film transgenre. Comment cela s’est-il dessiné ?

-J’avais le sentiment qu’en ayant un personnage principal comme celui d’Emilia, qui est d’abord Manitas avant de devenir Emilia et change donc de sexe, il fallait que la forme du film ait cette plasticité-là, qu’elle change elle-même, qu’elle soit « transgenre ». Il fallait qu’elle traverse des genres différents, des esthétiques différentes, la telenovela, le film narco, la comédie musicale, avec des choses de l’ordre de la citation. Et que ce moment de transformation de la forme du film soit presque sa dynamique, qu’on assiste à des choses très différentes qui contrastent, et que cela donne sa dynamique au film.

-A l’origine, d’où vient Emilia ?

-Elle vient d’un chapitre du roman Ecoute, de mon ami Boris Razon, où apparaissait un personnage de narco qui désirait se transformer en femme. Mais dans le livre, il voulait le faire pour échapper à sa concurrence, pour passer sous les radars.

Une proposition que vous amenez sur un autre terrain : il ne s’agit plus simplement de passer sous les radars, c’est l’histoire d’un rachat…

-C’est une histoire dont je pourrais faire aisément un prequel très intéressant: qu’est-ce que c’était que ce désir de devenir femme chez un enfant de douze ans né dans un milieu de narcos extraordinairement brutal et viril ? Qu’est-ce que c’est d’avoir une enfance, une adolescence et un âge adulte dans ce milieu-là, alors que l’on veut changer de corps, qu’on sent que son corps n’est plus soi ? Est-ce que ça, ça engendre une violence particulière pour masquer ce problème-là, ce qui n’est pas impossible ? Je n’en sais rien, ce sont des supputations. Mais quand finalement Emilia change de sexe, qu’elle fait une transition, c’est pour d’une certaine façon, comme on dit en langage chrétien, se rédimer, se racheter. C’est un petit peu naïf, mais c’est pour devenir bonne. C’est naïf de croire qu’en changeant de corps, on change d’âme, je ne pense pas que ce soit si simple. Mais Emilia peut éventuellement penser des choses comme ça, et mettre ses pensées en action.

-C’est d’ailleurs l’un des leitmotiv du film, où l’on dit que pour changer la société, il faut changer de corps.

-Oui, si les composants de la société étaient moins assignés, peut-être que les protagonistes seraient moins assignés à des rôles, des rôles antérieurement convenus. Et peut-être que ça, ça serait la fin ou la mise en question d’un patriarcat, d’une violence masculine, du féminicide, que sais-je ? C’est une chose que je pourrais éventuellement supposer, ou sur laquelle réfléchir.

-Ne peut-on aussi appliquer, jusqu’à un certain point, ce mouvement à votre cinéma qui a longtemps été associé à la masculinité, avant d’évoluer sensiblement depuis Les Olympiades ?

-Mon premier film, Regarde les hommes tomber, était un film de genre, un film d’hommes, un buddy movie comme on dit. Mais je prends la masculinité au moment où elle est déclinante, où elle est contestée et déjà mise en danger. Regarde les hommes tomber, c’est un programme. Et moi, j’ai appliqué le programme, donc les hommes tombent. Emilia Pérez, je n’aurais sans doute pas pu le faire il y a dix ans, parce que je n’en aurais pas eu l’idée, la pensée. D’une certaine façon, mon esprit a pris le pas de la société: la société me transforme, et puis, peut-être que les films transforment la société. Cela dit, des films de transidentité, je n’en ai pas vu beaucoup d’intéressants ces temps-ci: c’est un sujet qui est difficile à digérer, comme si le message était trop lourd à porter. C’est pour ça que j’en fais une comédie musicale.

-La comédie musicale, c’est un désir qui vous travaillait depuis longtemps ?

-Il y a un petit moment, si vous m’aviez posé la question, je vous aurais répondu « non, cela ne m’intéresse pas ». Je ne suis pas très savant dans ce genre, il y a peut-être trois ou quatre comédies musicales que j’ai beaucoup aimées, mais franchement, je trouve ça un peu cul-cul, et ça ne m’intéresse pas. Après, mon attache à la comédie musicale, ou à la musique et au chant portés sur le film, je suis bien obligé d’admettre que ça dure depuis longtemps. Quand je fais mon deuxième film, Un héros très discret, je travaille avec Alexandre Desplat, et on caresse le désir d’en faire un petit opéra, sur le modèle de L’opéra de quat’sous, de Brecht et Weill. Et puis, ça tombe à l’eau, on l’oublie; n’empêche que dans le film, il reste des intermèdes musicaux d’un quintette, qui sont comme le chapitrage de l’histoire racontée. Il y a aussi autre chose, qui est plutôt le rapport que j’entretiens avec la musique ou avec la musicalité. Depuis un certain moment, mes films sont envahis par les langues étrangères, que ce soit Un prophète, l’arabe et le corse; Dheepan, assez massivement le tamil puisqu’il s’agit de réfugiés tamouls; The Sisters Brothers, l’américain puisque ce sont des cowboys; Emilia Pérez, l’espagnol parce que ça se passe au Mexique. Qu’est-ce qui fait que je me détache de ma langue maternelle avec quand même une certaine insistance? Je crois que c’est le rapport musical que j’ai avec les langues. Je ne parle aucune langue, si ce n’est le français, et dans le français, j’ai une écoute rationnelle, une écoute cartésienne : je suis soucieux de la virgule, des muettes, de plein de choses… Dans une langue étrangère que je ne comprends pas et que je ne fais presque aucun effort pour comprendre, je vais commencer à avoir un rapport musical : dans Dheepan, quand les acteurs jouaient des scènes, c’était une sorte de petit opéra prosaïque, et les dialogues sonnaient pour moi comme de la musique. Pareil pour les Sisters. C’est abandonner à un moment le rapport rationnel avec le texte qui est dit.

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