« Le film essaie de cerner ce qu’est une identité en fuite »

Chiara Mastroianni et Catherine Deneuve

Entre Christophe Honoré et Chiara Mastroianni, il y a une longue amitié et une non moins évidente complicité, dont témoignent les sept films tournés ensemble depuis Les chansons d’amour, en 2007. Marcello Mio, le dernier d’entre eux, s’appuie sur un dispositif audacieux puisque, lasse d’être toujours ramenée à son imposant héritage familial, l’actrice décide un jour de disparaître, endossant l’apparence de son père Marcello, et se faisant appeler par son prénom. Le point de départ d’une fantaisie bercée de mélancolie brouillant habilement les frontières entre réalité et fiction, pour doubler l’hommage au septième art d’une réflexion inspirée sur le métier d’actrice, l’identité, la filiation, l’éternité et le temps qui passe. Un film dont Christophe Honoré nous parlait au début de l’été à Bruxelles, à la faveur de sa présentation au BRIFF.

Marcello Mio repose sur un concept assez gonflé. Comment cette idée a-t-elle germé?

-L’idée est née d’un travail que je fais depuis pas mal de films, et au théâtre. Mes films, mes pièces et même mes livres essaient souvent de convoquer les absents, et de se dire qu’une création, quelle que soit la forme qu’elle prend, est une manière d’inviter les fantômes, et en tout cas de répondre à une absence, à un manque. Je pense que le film continue un petit peu cette démarche. Il me permet de parler du cinéma, mais sous un angle très particulier, qui est l’action de l’incarnation et du travail des comédiens. Il y a eu beaucoup de films, dans l’histoire du cinéma, qui essayaient de cerner ce qu’est une activité de comédien: Opening Night, All about Eve, La comtesse aux pieds nus, de très grands films. Sauf que là, c’est un portrait de comédienne, non pas au moment où elle travaille, mais quand elle ne travaille pas, et qu’elle est justement dans une grande fébrilité, un doute sur sa propre identité. Je crois que c’est ça qui m’intéresse chez les acteurs, qui me passionne et parfois me terrifie, c’est qu’à force de leur demander de ne plus être eux-mêmes, qu’est-ce que ça entraîne dans la vie de ces gens-là? Le film essaie de cerner ça, ce qu’est une identité en fuite.

-Soit le propre de l’acteur, qui se perd de film en film dans des identités différentes….

-C’est en tout cas ce qu’on attend d’eux, ce qu’on espère d’eux en général: qu’ils ne soient pas eux-mêmes. Et le film vient d’abord contredire ça, parce que pour le spectateur, il voit soudain sur l’écran Catherine Deneuve qui s’appelle Catherine Deneuve, Fabrice Luchini qui s’appelle Fabrice Luchini, Nicole Garcia qui s’appelle Nicole Garcia. Il y a un côté presque déceptif, on a l’impression d’avoir affaire aux vraies personnes. Mais évidemment, les vraies personnes ne suffisent pas à construire du réel: ce n’est pas parce que Fabrice Luchini s’appelle Fabrice Luchini que le film raconte sa vie. Et pas plus sur Chiara. Le récit, le scénario du film est de la pure fiction, mais en revanche, ce qui est vrai, le réel de Marcello Mio, c’est que le corps de Chiara n’échappe pas à son héritage, et que le film, à un moment, essaie de cerner ça: qu’est-ce que c’est, de travailler avec sa voix, avec son visage, avec son corps, le travail des acteurs et actrices, dont c’est l’instrument principal. Et elle, cet instrument lui appartient, et en même temps, les gens estiment qu’il ne lui appartient pas vraiment, et qu’en fait, il appartient plus à son père et à sa mère qu’à elle.

-Vous jouez avec une évidente gourmandise de cette frontière poreuse entre la fiction et le réel. Comment avez-vous trouvé l’équilibre?

-L’équilibre, il ne peut se construire que dans un rapport de confiance très fort avec ces acteurs-là. Dans le film, Chiara traverse différentes étapes qui peuvent être assez cruelles, que ce soit une photographe qui lui demande de rejouer une scène sous un mode absolument cliché, où elle l’oblige à être Anita Ekberg et à réclamer que son père revienne en disant « Marcello, come here ». Ou dans une scène de casting, où on lui reproche de jouer un peu trop comme sa mère et pas comme son père. Effectivement, le film inscrit parfois un rapport un peu de cruauté. Mais au final, ce qu’il dit, c’est quelque chose qui est partagé par tout le monde, et pas uniquement par les acteurs, quand les autres nous reprochent d’être le sosie de quelqu’un. On dit à Chiara qu’elle est le sosie, mais quand elle finit par aller en Italie pour participer à une émission de télé, les autres sosies sont presque plus convaincants qu’elle comme sosies de son père. C’est cette question, comment, en tant qu’individus, on ressent d’être les sosies de ses parents, de son oncle ou de son grand-père, et qu’on se dit : « mince, en fait je suis comme lui. » Cela vaut aussi dans notre vie professionnelle: quand j’ai fait Les chansons d’amour, parce que c’était un film avec des chansons, je suis devenu le sosie de Jacques Demy. J’admire beaucoup Jacques Demy, mais je sais très bien ne pas être son sosie, parce que je ne fais pas du tout les mêmes films que lui. N’empêche qu’à un moment, votre identité est réduite à celle d’un sosie. Le film traite de la question de l’identité et des injonctions que l’extérieur porte sur nous, notre individualité, notre identité, nous réduisant à autre chose que ce qu’on sait être. Le personnage de Chiara est confronté à cette brutalité-là, même si le film conserve un ton assez léger de fantaisie et de comédie. Et une garde rapprochée va se constituer pour venir la protéger, parce qu’on voit bien que c’est un peu vertigineux, la manière dont elle veut s’oublier elle-même. S’oublier soi-même, à un moment, ça veut dire disparaître.

-A-t-elle émis des réserves quand vous lui avez présenté le projet?

-Non, c’était très étrange, parce que j’ai évoqué ce dont nous venons de parler, et je lui ai dit: « voilà, j’aimerais faire un film où tu vis cette expérience », de prendre le monde au mot, et puisqu’on n’arrête pas de te réduire à ton père, de dire: « puisque c’est comme ça, OK, je vais être mon père, ce sera plus simple pour tout le monde. » C’est un sujet théorique, il entraîne des émotions particulières etc, et sa réponse a été : « si tu arrives à faire de ma vie une comédie, c’est super ! ». C’est presque elle qui m’a imposé, du coup, cette idée que ce serait une fantaisie et un film léger. Et elle avait raison, j’ai essayé d’intégrer cela dans un rythme, une manière de filmer, des scènes qui ont un caractère assez léger, fantaisiste, une certaine drôlerie. C’était le contrat entre nous: on peut parler de ces choses assez mystérieuses, qui peuvent être assez graves, comment une personne nous manque et on essaie de la retrouver, comment essaie-t-on de résister à ce qu’on peut faire de notre identité…, mais il fallait qu’il puisse y avoir ce tempérament léger. C’est la seule chose qu’elle m’a demandé, j’ai écrit le scénario et le lui ai confié, et comme on aime bien travailler ensemble, on a fait le film avec beaucoup d’élan, de tendresse.

Le propos n’en reste pas moins vertigineux…

-Ce n’est qu’au festival de Cannes que j’ai vu que ce n’était pas rien. On a fait le film, je l’ai monté, et il se trouve qu’il y a eu cette sélection en compétition à Cannes, ce dont je suis ravi. Ce qu’on avait noué entre nous, quelque chose de très intime, de très personnel, de très doux est devenu autre chose, parce que les gens projettent aussi sur un film ce qu’il doit être. Cette douceur s’est vite dissipée, et je pense que pour Chiara, c’est très compliqué, par exemple, de parler du film aujourd’hui. Alors qu’on pourrait penser que, vu ce dont parle le film, les journalistes soient un peu plus délicats, j’ai vu dans les entretiens que pas du tout, ils reparlaient de Marcello comme si c’était quelqu’un qui n’existait pas, alors que pour elle, c’est son père… Mais c’est aussi la violence du cinéma, et de la célébrité: on s’approprie des gens parce qu’on les a vus sur des écrans, parce qu’on s’imagine tout connaître de leur vie, et on se permet des choses où, soudain, on devient des bouchers, sans voir combien en fait on en demande beaucoup aux acteurs. Ce sont des gens privilégiés, et on fait tout pour qu’ils soient le plus confortables possible, surtout à Cannes où ils sont très mis en valeur, mais il ne faut jamais oublier que c’est comme une récompense qu’on leur donne pour leur avoir demandé quelque chose de beaucoup plus brutal que ça. Le cinéma se nourrit de ce qu’on fait faire aux acteurs, qui est assez dur, et n’est pas inconséquent sur leur propre vie.

-Le film s’ouvre sur la reprise de la scène mythique de la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita. Pourquoi avoir choisi cette scène en particulier?

-Il me semblait qu’il fallait partir de la vulgarité profonde, du côté carte postale, cliché, atroce en fait. Cette photographe de mode qui pense que c’est la bonne idée de mettre une perruque blonde abominable à Chiara et de la mettre dans la fontaine de Saint Sulpice en disant « comme ça, on va rejouer La Dolce Vita », et qui finit par lui dire « vas-y, répète « Marcello come here… », qui est la phrase d’Anita Ekberg à Marcello. J’aimais bien cette idée d’un chaos vulgaire au début. Marcello Mio ne dit pas du tout que c’est atroce d’être la fille de parents célèbres, on n’est à aucun moment dans l’apitoiement. Il s’agit juste de dire la violence, la permission de violence que cela entraîne: comme vous êtes célèbre, on peut se permettre d’être violent avec vous. On ne refait pas la scène, il n’y a pas de fétichisme du cinéma, c’est juste vulgaire, et cela s’enchaîne sur ce rêve un peu étrange de Chiara où elle voit une image de ses deux parents qui provient d’un film, Ca n’arrive qu’aux autres, de Nadine Trintignant. Chiara le dit elle-même: comme ils se sont séparés quand elle avait trois ou quatre ans, elle n’a pas de souvenir propre de ses parents ensemble. Les souvenirs qu’elle a, c’est soit des photos de paparazzi, soit dans les films. C’était une manière de poser les choses, et je me disais aussi qu’il fallait que le film puisse être vu par quelqu’un ne sachant absolument pas que Chiara était la fille de Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni. Il fallait raconter cela. J’aimais bien aussi que le film fonctionne en analogies, en reflets: quand elle finit par tomber sur la fontaine de Trevi, il ne se passe rien. Elle n’est plus Anita Ekberg, elle est en Marcello, et le réel vient la sortir de là.

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