Quatrième long métrage du réalisateur anglo-iranien Babak Jalali, Fremont trace le portrait de Donya, jeune réfugiée afghane ayant fui son pays pour les Etats-Unis suite au retour au pouvoir des talibans en 2021, et partageant sa vie entre une fabrique de « fortune cookies » de Frisco, et la cité-dortoir voisine de Fremont. Le cinéaste y envisage l’expérience de l’exil, du déracinement et de la solitude à rebours des clichés – on pense au Jim Jarmusch des débuts, et pas seulement parce que le film a été tourné en noir et blanc -, pour signer une petite perle humaniste bercée de mélancolie, de douceur et d’humour délicatement absurde. Entretien.
-D’où vient Donya?
-Il y a une dizaine d’années, j’ai tourné Radio Dreams, mon second long métrage, à Berkeley et San Francisco, avec des acteurs afghans notamment. Ils m’ont appris l’existence, à la périphérie de San Francisco, de Fremont, une petite ville qui accueillait la plus grande communauté afghane aux Etats-Unis. Je m’y suis rendu à plusieurs reprises, et j’ai commencé à discuter avec les habitants. Et notamment d’anciens traducteurs qui y étaient désormais installés, dont j’ai découvert qu’ils vivaient dans un entre-deux, parce qu’ils étaient perçus comme des traîtres par certains de leurs compatriotes. Voilà pour l’élan initial. Je n’avais toutefois rencontré pour ainsi dire que des hommes, mais je savais qu’il y avait aussi des femmes traductrices, et avec Carolina Cavalli, ma coscénariste, nous avons décidé de raconter plutôt l’histoire d’une jeune femme venue d’Afghanistan, et désireuse de commencer une nouvelle vie.
-Pourquoi avoir tenu à raconter cette histoire au féminin?
-En raison de mon agacement face à la représentation des femmes afghanes dans les médias et dans les films, où on ne les voit jamais quitter leur domicile. Elles sont toujours confinées à la maison, dans un coin, et semblent vouées à être opprimées. Les Iraniens et les Afghans partagent une langue et beaucoup de similitudes culturelles et, que ce soit en Iran ou ailleurs, j’ai côtoyé beaucoup de femmes afghanes qui avaient quitté la maison, avaient fait des études et travaillaient. Je voulais proposer une représentation différente des femmes afghanes.
–Fremont parle de l’expérience de l’exil et du déracinement, mais de façon plutôt inhabituelle, en préservant une forme de légèreté. En quoi cela était-il important à vos yeux?
-C’était vraiment important. De nombreux films traitent de l’expérience des migrants ou des réfugiés, et j’apprécie la plupart d’entre eux, de même que leurs auteurs. J’ai néanmoins un problème fondamental avec ce genre de films, c’est que les personnages qu’ils dépeignent dans leur expérience de l’immigration y deviennent des objets de pitié. Le spectateur passe 90 ou 100 minutes à regarder et s’apitoyer sur un réfugié ou un migrant qui est clairement un autre, avant de s’en détacher une fois la séance finie. Dans ce film, nous savons que Donya est originaire d’Afghanistan, et quiconque a lu ou regardé les infos ces quarante dernières années sait que la situation n’y est pas rose – il est acquis qu’elle a dû assister à des choses atroces. Marteler cela m’aurait paru néfaste, parce que cela l’aurait déshumanisée. Fondamentalement, une jeune femme afghane de 22 ans n’est pas très différente d’une jeune femme du même âge originaire de Belgique, du Honduras, de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou d’Uruguay: elle veut pouvoir aller se coucher à l’aise le soir, avoir quelque chose à faire le lendemain, et peut-être avoir un compagnonnage. Je pense que dans la vie, tout le reste est du bonus. Et donc, son expérience n’est guère différente de celle d’autres jeunes filles de son âge. Avant tout, je voulais montrer un être humain, dont il se trouve qu’elle est aussi une immigrée, et qu’elle a été déplacée. J’espère que le fait d’adopter ce ton aura pour effet de l’humaniser, plutôt que d’en faire un objet d’apitoiement.
-Pourquoi avoir fait de Donya une employée dans une fabrique de « fortune cookies »?
-Il y a quelques années, nous nous étions rendus, Carolina Cavalli et moi, dans un atelier de fabrication de « fortune cookies » de Chinatown, à San Francisco. En réalisateur superficiel, je n’ai fait attention qu’au lieu dans ce qu’il avait d’incroyable, avec ces machines inchangées depuis 60 ans, et son éclairage particulier, des éléments dont je me suis dit que je devrais les utiliser dans un film. Mais Carolina en a tiré l’idée que Donya y travaille parce que l’une des éléments principaux de Fremont réside dans la notion de possibilités. Les « fortune cookies » ne vous promettent jamais la gloire, ils ne disent pas que vous allez devenir roi, reine ou millionnaire, ils font allusion à des possibles. Il semblait intéressant que Donya, qui fait face à un nouveau chapitre de sa vie, ait aussi la responsabilité de rédiger ces messages à destination d’autres gens.
-Pour interpréter Donya, vous avez fait appel à une débutante, l’épatante Anaita Wali Zada. Comment le casting s’est-il déroulé?
-Les planètes se sont alignées. Nous avons fait un casting ouvert, via les réseaux sociaux et les centres communautaires afghans aux Etats-Unis. Beaucoup de jeunes femmes, venues de toute l’Amérique, nous ont contactés mais la plupart de celles avec qui j’ai eu des appels vidéo étaient des immigrées afghanes de la seconde génération. Elles étaient nées aux Etats-Unis, et le problème, c’est que si leur anglais était parfait – elles parlaient comme des Américaines – elles n’avaient qu’une connaissance moyenne de la langue afghane, le dari. Je commençais à désespérer lorsque j’ai reçu un courriel d’Anaita qui me disait: « Hello Babak, je m’appelle Anaita, j’ai été évacuée d’Afghanistan via le Qatar il y a six mois, quand les talibans sont revenus, et j’ai été réinstallée à côté de Washington D.C. Je n’ai aucune expérience d’actrice, mon anglais n’est pas top, mais je suis intéressée. » Nous avons eu un échange vidéo, et dès que je l’ai vue, j’ai su à la façon dont elle se présentait et dont elle se tenait qu’elle serait parfaite. A quoi s’ajoutait le fait que son histoire n’était pas tellement différente de celle de Donya, et qu’elle allait donc pouvoir se retrouver dans le personnage. Et puis, elle était vraiment déterminée à faire le film.
-Le noir et blanc confère au film une atmosphère et un look particuliers. Qu’est-ce qui a dicté ce choix?
-A l’écriture, je pensais tourner un film en couleurs. Ce n’est que fort tard, juste avant la préproduction, que j’ai eu l’impression qu’il fonctionnerait mieux en noir et blanc. Cela ne découlait pas d’un raisonnement intellectuel ou métaphorique, c’était juste un ressenti en fonction des décors que nous avions vus. Les producteurs nous ont soutenus, et Laura Valladao, la cheffe-opératrice était fort enthousiaste à cette idée. La ville de Fremont n’est pas étrangère à ce choix: je le dis avec d’autant plus d’amour que je proviens moi-même d’une ville de province au nord de l’Iran, et je ressens une profonde affinité avec les petites villes et les villes rurales. Fremont est un endroit sans rien de notable, une ville de navetteurs où il ne se passe pas grand-chose et où résident des gens qui vont travailler à San Francisco. Je ne voulais pas que l’on ait le sentiment qu’aussitôt quitté ce cadre provincial anonyme pour une ville cosmopolite à l’aura internationale, on ait l’impression que tout y soit différent et merveilleux. Le noir et blanc permettait de neutraliser les différences entre Fremont et San Francisco.
-On pense, en voyant Fremont, aux premiers films de Jim Jarmusch. Une inspiration?
-Le Jim Jarmusch des débuts, oui: Stranger Than Paradise, Down by Law, Mystery Train sont des films que j’aime énormément, tout comme ceux d’Aki Kaurismäki, qui est un de mes cinéastes préférés. Ce sont des inspirations, au même titre que Roy Andersson, Andreï Tarkovski ou Béla Tarr. Et puisque je parle à un journaliste belge, je me dois aussi de mentionner C’est arrivé près de chez vous, un film qui m’obsédait, adolescent, et dont j’avais une immense affiche dans ma chambre. Ce film a eu un impact énorme sur moi: l’humour qu’il recelait, son absurdité sont des éléments que j’ai toujours appréciés au cinéma.