Jessica Hausner s’est imposée, en six longs métrages réalisés sur une vingtaine d’années, comme l’une des voix les plus originales du cinéma contemporain. Exigeante, la démarche de la cinéaste autrichienne la voit passer ses semblables au scalpel d’un regard distancié mais pénétrant, le décalage agissant comme révélateur des névroses du monde alentour. Ainsi de Club Zero qui, tout en semblant consacrer la rencontre entre le maniérisme d’un Wes Anderson et la rigueur de Michael Haneke (avec qui elle avait travaillé pour Funny Games), démonte la mécanique de l’endoctrinement et de la tentation sectaire en suivant un groupe de lycéens d’un collège huppé adhérant aveuglément aux préceptes brumeux d’une prof de nutrition, Miss Novak (l’excellente Mia Wasikowska). Un film dont elle nous parlait l’an dernier au festival de Cannes, où il était présenté en compétition.
-Pourquoi avoir voulu faire ce film aujourd’hui ?
–Club Zero s’interroge sur les raisons qui incitent ces jeunes gens à embrasser la proposition extrême de Miss Novak, selon laquelle il faudrait arrêter tous ensemble de se nourrir. Au début, ces lycéens disent des choses très sensées, comme le fait que nous devrions veiller à notre environnement, prendre soin de notre corps et essayer de rendre le monde meilleur. J’ai voulu questionner les raisons pour lesquelles ils adhéraient ensuite à cette idée folle, découvrir ce qui leur arrive et pourquoi ils suivent volontairement cette enseignante. Pour moi, cela découle probablement d’un besoin d’attention auquel répond leur professeur, couplé à celui de croire en quelque chose. Plus l’idée de se sentir importants, et de participer à un changement, un souhait tout à fait normal et compréhensible, pas seulement pour la jeune génération. C’est ce qui nous rend susceptibles de croire, même s’il s’agit de fausses croyances.
-Pourquoi avoir choisi l’alimentation, plutôt que la religion ou le fascisme pour illustrer votre propos?
-L’alimentation est au coeur de la religion créée par Miss Novak. Ce n’est pas la religion catholique, ni une idéologie comme le fascisme, mais c’est une religion de remplacement en quelque sorte. Elle parle de foi, et celle-ci ne saurait être affaiblie en étant remise en question. J’ai opté pour la nourriture, parce que si se nourrir est quelque chose de personnel et d’intime, cela témoigne aussi de notre rapport au monde. Manger ensemble est un rituel fort important dans toutes les sociétés. Imaginez qu’une personne invitée à un dîner refuse de manger, les autres vont se sentir offensés ou embarrassés. L’alimentation peut aussi revêtir une dimension religieuse, à travers les restrictions alimentaires ou le jeûne, et même une dimension politique. A la fin du film, quand l’une des jeunes filles mange son propre vomi, elle pose un geste politique. C’est un acte radical, mais avant de le faire, elle accuse l’industrie alimentaire de détruire notre planète et notre santé. Elle adopte cette attitude parce que personne ne la comprend vraiment. Quand elle explique la situation à ses parents, ils ne semblent pas répondre. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles ces jeunes vont si loin: ils se sentent livrés à eux-mêmes, avec ce qu’ils ont à dire.
-L’attitude des parents pose d’ailleurs question. Elle revêt une part d’hypocrisie…
-Nous n’arrivons plus à nous occuper de nos enfants correctement. Mais je n’incriminerais pas uniquement les parents. Je suis moi-même mère, et j’essaie de faire de mon mieux, mais j’ai l’impression qu’il s’agit plutôt d’un problème de société. Les adultes travaillent beaucoup, et doivent donc partager leurs responsabilités avec des enseignants et des aidants. Ces derniers ne sont pas particulièrement respectés dans notre société, ni très bien payés, ce qui est en contradiction avec le fait que nos enfants sont la chose la plus précieuse que nous ayons. Il y a un problème de valeurs dans notre société.
-Pourquoi avoir choisi de déployer cette histoire dans un environnement hyper privilégié?
-J’ai choisi cette école précise, et je l’ai baptisée Talent Campus, parce que je voulais aussi montrer la pression que subissent ces enfants qui se doivent de réussir brillamment. Au début du film, la directrice insiste sur le fait qu’il s’agit de jeunes gens hyper talentueux, et c’est aussi ce que veulent entendre leurs parents. C’est difficile, de nos jours: non seulement les adultes et les parents travaillent de plus en plus, mais les enfants doivent apprendre dix langues, savoir faire du trampoline, des saltos,… et présenter des CV incroyables. Penser qu’il faut être spécial si l’on veut avoir une carrière et réussir dans la vie constitue une pression très forte.
-Votre film repose sur un dispositif très précis, presque rigide. Comment l’avez-vous conçu ?
-Tous mes films ont un style visuel précis. J’aime créer un style assez artificiel, que ce soit par la dimension visuelle, les mouvements de caméra ou par la musique. Je ne crois pas vraiment au naturalisme: je trouve un peu prétentieux de dire que tout cela est réel alors que nous savons pertinemment qu’il s’agit d’un film. Je préfère inviter les spectateurs à prendre du temps, garder leur esprit en éveil et découvrir, en étant conscients du dispositif, ce dont il retourne.
-Comment travaillez-vous avec votre soeur Tanja, qui crée les costumes de vos films?
-Nous collaborons depuis mon tout premier film. Dès qu’un scénario est prêt, elle est parmi les premières à le lire, et elle me fait des suggestions, de tonalités par exemple. Pour Club Zero, nous savions que nous allions tourner dans un collège comportant des murs de bois sombre et d’autres de briques, et cela a déterminé les couleurs que nous avons choisies pour les uniformes. Une des caractéristiques des costumes de Tanja, c’est qu’elle imagine un réalisme augmenté, un style artificiel, avec des couleurs étranges ou des combinaisons audacieuses. Cela contribue à créer un monde qui ne prétend pas reproduire uniquement la réalité, mais tend vers une dimension universelle.
-Vous imprimez aussi à votre film des moments drôles qui le font glisser vers la comédie noire…
-J’essaie toujours de trouver un ton qui permette de voir l’absurdité de certaines situations. L’humour, dans mes films, n’est pas destiné à faire rire aux éclats; c’est plutôt un humour étrange, nourri de cette absurdité. Dans Club Zero, il découle surtout de l’aveuglement des parents confrontés à quelque chose qu’ils ne peuvent de toute évidence pas voir, et qu’il leur est difficile d’accepter.
-Comment peuvent-ils être à ce point aveugles ? Leurs enfants cessent de manger, et ils ne remettent pas en question l’enseignement qui leur est prodigué ?
-C’est un des éléments de la folie de cette histoire: les parents sont incapables de voir ce qui se passe sous leurs yeux, ce qui est à la fois fort triste et tragique. Mais je ne pense pas que ça soit tellement étrange : beaucoup de parents ne voient pas ce que font en fait leurs enfants. Vous ne croyez pas ?