Shu Qi, on l’avait découverte dans Millenium Mambo, de Hou Hsiao-hsien, électrisant le film dès son plan d’ouverture, alors que filmée de dos, elle s’avançait sur une passerelle, sourire et cigarette aux lèvres, ses bras imprimant un mouvement d’une souveraine liberté à sa démarche flottante. L’actrice taïwanaise entrait dans nos vies sous les traits de Vicky, jeune femme naviguant entre un amant toxique et un protecteur douteux, et se consumant dans le monde de la nuit dans un geste d’une suprême et sensuelle mélancolie. Sa présence en lévitation illuminerait encore Three Times et The Assassin, du même HHH, non sans qu’elle n’aligne par ailleurs films d’action et comédies qui avaient assis sa popularité en Asie dès la fin des années 90.
Créer sa propre voie
Poursuivant une riche carrière de comédienne – on la retrouvera prochainement à l’affiche de Resurrection, de Bi Gan -, Shu Qi fait aujourd’hui ses débuts à la réalisation avec Girl, présenté au Festival Lumière, l’incontournable fête du cinéma organisée depuis 2009 à Lyon, dont elle était cette année l’une des invitées d’honneur. D’inspiration autobiographique, le film revient sur son adolescence à Taipei, à la fin des années 80, à travers le portrait de Hsiao-lee, jeune fille introvertie vivant dans une famille dysfonctionnelle, entre un père ivrogne et violent et une mère soumise et cassante; quotidien morne égayé par sa rencontre avec la lumineuse Li-li qui lui laissera entrevoir un autre possible… Un drame conduit tout en délicatesse, et empreint d’une sensualité et d’une mélancolie n’étant pas sans évoquer le cinéma de… Hou-Hsiao-hsien. Lequel n’est d’ailleurs pas étranger au passage de la comédienne de l’autre côté de la caméra, comme elle ne se fera faute de le raconter devant un public conquis lors d’une Master Class animée par la journaliste Virginie Apiou. « S’il n’y avait pas eu Hou-Hsiao-hsien, je ne serais pas réalisatrice aujourd’hui, explique-t-elle. A l’époque de Three Times, je lui posais sans arrêt des questions, et il a fini par me dire: « mais pourquoi ne ferais-tu pas un film toi-même sur ton histoire ? » Je ne l’ai pas pris au sérieux, mais plus tard, quand nous avons tourné The Assassin, il m’a demandé où en était mon projet, et je me suis mise à penser à l’histoire que j’aimerais raconter. Je suis entrée dans une phase de préparation qui a duré dix ans… »
Girl renvoie donc à la propre enfance de la réalisatrice, dans un environnement qu’elle n’hésite pas à qualifier de brutal. Mais si le film est imprégné de la violence paternelle – « mon père me courait après pour me battre, et je me réfugiais dans une penderie d’où je pouvais tout observer et écouter… » – et de l’indifférence maternelle, Shu Qi a veillé à alléger le propos à travers l’amitié liant sa jeune héroïne avec Li-li. « Ce thème n’occupait pas une place centrale au départ. J’étais quelqu’un de solitaire, je n’osais pas parler des violences que je subissais, mes seuls échanges, c’était avec ma poupée. Mais si je m’en étais tenue à ça, le film aurait été trop triste. D’où le personnage de Li-li, qui a été la clé vers la lumière. Si le projet tenait un peu de l’autobiographie au début, je m’en suis ensuite éloignée. L’histoire n’allait pas se terminer sur Shu Qi actrice… » Mais plutôt adopter la forme d’une chronique sensible à la texture douce-amère : « J’ai voulu montrer la violence domestique, et les traces profondes qu’elle laisse dans le coeur d’un enfant. J’ai aussi voulu adresser aux parents un message sur la façon d’éduquer et aimer un enfant. Et dire à celles qui ont subi cette violence qu’il faut faire face, ne pas s’avouer vaincue et créer sa propre voie. »
Hou-Hsiao-hsien m’a donné des ailes
Celle de Shu Qi passera donc par le cinéma, l’actrice entamant sa carrière avec Sex and zen 2 au mitan des années 90, avant de rapidement s’imposer en star de productions populaires, de The Storm Riders, d’Andy Lau, à Gorgeous, aux côtés de Jackie Chan. La rencontre avec Hou-Hsiao-hsien constitue un tournant, la comédienne découvrant le cinéma d’auteur avec Millenium Mambo, en 2001. « Lors de notre première collaboration, je lui ai demandé pourquoi il avait pensé à moi. Et il m’a répondu m’avoir vue dans une pub où je dégageais un très grand sentiment de liberté. Il m’a dit aussi d’autres choses, que je ne répéterai pas ici… », sourit-elle. De cette première expérience avec le maître taïwanais, Shu Qi se rappelle combien il se montrait avare en indications : « Il m’observait beaucoup, mais ne disait rien. Il n’y avait pas de scénario. Pour la scène d’ouverture, il m’a juste donné une feuille de papier, avec quelques mots inscrits : Vicky/aujourd’hui/traverse la passerelle/très libre. Mais il faut aussi comprendre que Hou-Hsiao-hsien n’a pas son pareil pour organiser les choses en amont afin que l’on devienne le plus naturellement du monde la personne qui vit dans cet environnement. Il demande à son équipe de se tenir dans les coins les plus discrets possibles, on ne ressent pas la présence de la caméra, ce qui nous permet de nous sentir complètement libres sur le plateau. » Et s’il arrive à la comédienne, guère rompue à cette méthode, de douter, le réalisateur sait trouver les mots pour la réconforter : « Je craignais de ne pas être à la hauteur du travail avec un grand maître du cinéma, et il m’a dit cette phrase que je n’ai jamais oubliée: « Si un acteur ne joue pas bien, ce ne sera jamais de sa faute, mais de celle du réalisateur. » Ca m’a donné des ailes. »
HHH et l’actrice se retrouveront ensuite pour Three Times et The Assassin, deux autres morceaux de choix dans sa filmographie, le premier où elle compose trois personnages traversant une histoire sentimentale douloureuse à trois époques différentes; le second, incursion du cinéaste dans le film de sabre et d’arts martiaux, où elle campe une tueuse solitaire à la gestuelle aérienne dans la Chine du IXe siècle. « Pour The Assassin, c’est la première fois où j’ai eu un scénario entre les mains, ce dont je me suis réjouis, pensant que j’allais enfin pouvoir travailler dans une direction claire. Mais ce scénario tenait sur dix pages ! Il m’a dit vouloir faire un film réaliste, mais je le connaissais : s’il s’agissait effectivement d’un film de wu xia pian, c’était à la mode de Hou-Hsiao-hsien – ce qui importait, c’était l’environnement. » Fresque d’une renversante beauté happant le spectateur au gré de sa narration elliptique, le film, habité par la présence magnétique de Shu Qi, remporte le Prix de la mise en scène à Cannes en 2015.
Multiplier les expériences
Si le réalisateur de Café Lumière ne tourne plus désormais, il aura imprimé à sa carrière un virage décisif, tout en lui prodiguant des conseils éclairés : « Après Three Times, j’avais ressenti le besoin de me reposer. Il m’a dit « non, tu dois continuer à multiplier les expériences avec des réalisateurs et dans des genres différents… » Je lui dois beaucoup ». La dernière de ces expériences l’a conduite devant la caméra de Bi Gan, jeune réalisateur chinois à qui l’on doit le formidable Long Day’s Journey Into the Night avec qui elle a tourné Resurrection (en salles dès le 10 décembre). « Si j’ai pu aborder ce tournage avec Bi Gan, c’est parce que j’avais travaillé avec Hou-Hsiao-hsien auparavant. Il n’y avait ni scénario, ni même feuille de papier, les seules indications étaient données oralement, et cela valait pour tout le monde. Le film se compose de six histoires, correspondant à autant d’époques différentes. Je joue dans un segment sans dialogue, qui a été tourné comme un film muet. J’ai envisagé ma partition comme une danse. C’est un travail expérimental, et c’est formidable, parce que cela vous incite à tenter des choses nouvelles. » En toute liberté…