Pauline Loquès : « Des personnages en quête de sens »

Pauline Loquès au Fiff © Fabrice Mertens.

Premier long métrage de Pauline Loquès, Nino est un film touché par la grâce. La cinéaste y suit, le temps d’un week-end, l’errance parisienne d’un jeune homme – Théodore Pellerin, parfait – venant d’apprendre qu’il est atteint d’un cancer de la gorge, et devant l’annoncer à ses proches avant d’entamer son traitement. Un sujet plombé de prime abord, mais que la réalisatrice choisit d’aborder par son versant lumineux, pour signer un film débordant de vie. Elle nous en parlait récemment à l’occasion du Festival international du film francophone de Namur (Fiff), dont Nino allait repartir auréolé du Bayard de la première oeuvre et du Prix du scénario.

-D’où vient Nino ?

-J’ai été confrontée à la maladie il y a quelques années dans ma famille, où un jeune homme est tombé malade du jour au lendemain. Un cancer très grave a été diagnostiqué, et il l’a emporté en deux ans, dans la trentaine. A la même époque, j’ai rencontré Sandra Da Fonseca, la future productrice du film, qui avait vu mon court métrage, La vie de jeune fille, et m’a demandé si j’avais une idée de long. La maladie venait de faire irruption dans ma vie, et je lui ai dit ne pouvoir écrire que là-dessus. Ce n’est pas le sujet le plus « bankable » sur papier, mais j’avais une figure de jeune homme qui venait d’avoir un diagnostic de maladie, et que j’avais envie d’emmener autre part que la fin injuste et tragique que j’avais connue dans la vie. Est-ce que, pour quelqu’un d’autre, ça ne pourrait pas être une opportunité à saisir pour que sa vie change ? Je suis partie en écriture avec ces idées, en me disant : « c’est un jeune homme, avant la trentaine, on lui annonce qu’il est malade, et ça va se dérouler sur quelques jours ». Je ne voulais pas montrer l’aspect physique de la maladie, donc il fallait s’arrêter au premier jour de traitement. Et il y avait aussi cette curiosité de me mettre à la place de quelqu’un venant d’apprendre ça. Je n’avais pas beaucoup questionné la personne que j’ai perdue là-dessus, et je me suis presque dit que c’était un hommage de vraiment essayer d’éprouver ce qu’il avait ressenti quand le sol s’est dérobé. Il y avait un désir de comprendre, mais aussi de me dire : « plutôt qu’être fauchés en plein vol dans la force de l’âge, est-ce que la maladie ne va pas donner à quelqu’un qui se traînait dans l’existence un petit sursaut et un regard différent sur la vie ? »

-Si on devait pitcher le film, on se dirait, « waouw, ça va être plombé… » Or vous choisissez de l’aborder par le versant lumineux. Une évidence ?

-Non, ça a évolué au fil de l’écriture. Romain est mort en 2020, j’ai commencé à écrire la même année, mais le film ne s’est terminé qu’en 2025, et au fur et à mesure, la tristesse m’a un peu quittée. Cela correspond aussi à mon ton à l’écriture, qui est de ne jamais voir qu’un seul versant. Je me suis dit que dans chaque situation, les choses n’étaient ni toutes noires, ni toutes blanches. Ce n’est pas une chape de plomb qui tombe sur quelqu’un et fait que tout se teinte de gris, il doit y avoir des moments où comme la vie continue et les autres aussi, ça crée peut-être de la drôlerie. Et puis, il y avait une part de curiosité : est-ce qu’on peut rire dans une période où quelque chose comme ça nous arrive ? Est-ce qu’on peut rire deux jours après avoir appris qu’on avait un cancer ? Est-ce qu’on peut tomber amoureux ? Est-ce qu’on peut oublier un moment qu’on est malade ? Je trouvais plus juste de manier ces différentes tonalités, que de faire quelque chose ton sur ton, grave et dramatique. C’était plus par réalisme, en fait.

-Le film a un côté réaliste et naturaliste, en effet, que vous désamorcez par certaines situations. Comment avez-vous trouvé l’équilibre ?

-Pour moi, le naturalisme vient du jeu des acteurs. Je suis très exigeante sur le fait que ça sonne extrêmement juste, aussi à l’écriture des dialogues. Je ne veux jamais que ça sonne joué ou fabriqué, et je consacre beaucoup de temps à m’assurer que ce que j’entends sonne juste, presque comme dans un documentaire. En revanche, une fois cela posé, je peux me permettre dans des choses un peu plus oniriques ou lyriques, parce que ça correspond aussi à la temporalité du film, qui est un moment suspendu. Ce n’est pas la réalité brute : Nino est un peu évanescent, il ne dort pas beaucoup, et au bout d’un moment, les situations peuvent devenir plus poétiques. C’est l’atmosphère que prend la vie tout à coup. Et c’est aussi l’histoire du film : le regard qu’il commence à poser sur les choses. Théodore Pellerin, l’acteur principal, disait que ce qui lui tombe dessus donne aussi une nouvelle qualité au présent, qui est plus poétique parce que tout devient précieux, rare, important. C’est une question de perception.

-Comment avez-vous écrit les différents personnages qu’il est amené à rencontrer, et qui ont tous une vraie présence, malgré un temps d’écran réduit ?

-Je l’ai vraiment suivi. Au départ, à l’écriture, j’avais la scène du début, très forte, puis l’histoire de l’hôpital, mais après, j’attendais un peu pour voir où il allait aller. Et donc, la suite, c’est pour moitié moi qui l’ai décidée, et pour moitié le personnage qui l’a imposée. Je trouvais logique que le premier refuge soit d’aller chez sa mère, et qu’il se surprenne à ne pas pouvoir le lui dire. Puis, comme c’est un papillomavirus transmissible sexuellement, il fallait peut-être qu’il prévienne quelqu’un, il y avait quelque chose d’intuitif. Il est assez opaque, et je trouvais intéressant que ce soient les autres qui nous permettent de le découvrir en même temps que lui-même le fait. C’est un personnage à clés, qui ne nous sont livrées qu’au contact des autres.

Nino est un film sur le lien social, mais aussi un film sur l’incommunicabilité…

-Absolument. J’ai l’impression qu’il passe toute la première moitié du film à essayer de dire les choses. C’est quelqu’un qui a du mal à s’exprimer, il a un cancer de la gorge, et il réalise en outre que quand il arrive à énoncer les choses, avec son meilleur ami ou avec ses collègues, les mots ont une limite à embrasser les situations. Il y arrive, mais en face, les mots sont déceptifs, parce que que dire à quelqu’un qui est malade ? Et dans la deuxième partie du film, c’est la connexion, et comment on arrive à se connecter aux autres autrement que par les mots, par le regard, par le toucher… On est dans une époque où les mots prennent beaucoup de place, le flow, la conversation, quand on se connecte avec des gens, c’est beaucoup parler avec eux, surtout sur cette génération urbaine. Mais parfois, on peut se sentir moins seul même sans dialogue.

-Vous avez envisagé Nino comme un film générationnel ?

-Oui, même si j’ai l’impression d’avoir à chaque fois dix ans d’écart, du fait de vivre les choses puis de mettre cinq ans à les écrire, donc c’est plutôt des jeunes de trente ans. Mais oui, toutes ces questions sur la parentalité, la manière de fabriquer des enfants et, évidemment, les cancers jeune et tout ça. Tous ces personnages m’intéressaient par leur quête de sens : est-ce que c’est le travail ? Est-ce que c’est faire des enfants ? Est-ce que c’est organiser des fêtes ? J’ai l’impression de les voir tous un peu en errance, chercher dans leur vie où et quoi regarder, qu’est-ce qui donne du sens. Je l’ai construit comme ça, même s’il y a beaucoup de gens plus âgés qui voient le film et qui s’y projettent très bien. Mais il y avait quelque chose de cette perte de repères que je trouvais intéressante.

-Vous avez décidé d’emblée de circonscrire l’action du film sur quelques jours. Qu’est-ce que cela a induit comme contraintes ?

-A l’écriture, c’était une vraie contrainte. Je savais que c’était un récit chronique, avec deux grands événements : le diagnostic et le début du traitement. Et entre-temps, cela crée des contraintes que je trouve intéressantes, du genre « qu’est-ce qu’il fait le vendredi soir ? ». Il y a des ellipses, mais on n’échappe pas à une sorte de temps réel, et quand on se cogne de la sorte, pour moi, ça devient plus créatif que si j’avais décidé moi des grandes étapes de ce personnage que j’aurais fait évoluer à tel moment du film. Là, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la contrainte, parce qu’on n’échappera pas au samedi après-midi ni au samedi soir, mais qui fait pour moi naître plus de justesse. Après, il y a les contraintes matérielles d’un acteur dont les cheveux poussent beaucoup alors que le film est censé se passer sur trois jours, et donc il faut les lui couper tous les jours; d’une veste qu’il ne faut pas salir, parce qu’on l’a trouvée dans une fripe et que c’est la seule pour tout le tournage, des contraintes qui sont marrantes quoi. Mais il y a moins de pertes, aussi. Les personnages sont dans leur temps présent, et quand on tourne, même dans le désordre, c’est là. J’ai trouvé ça stimulant. Mon court métrage se déroulait déjà sur trois jours, c’est une temporalité que j’adore parce que je sens moins l’artifice de la scénarisation. Ce sont plutôt les personnages qui vont parler d’eux-mêmes plutôt que moi qui les fabrique. C’est un truc que j’ai entendu de Richard Linklater, le cinéaste américain, qui expliquait qu’il s’était affranchi très vite de la notion académique de construire des scénarios avec un événement déclencheur puis un obstacle, mais que par contre, pour faire des récits chroniques comme Before Sunrise ou Before Sunset, qui se passent sur une journée, ou Boyhood, qui s’étend sur douze ans, sa contrainte, c’était le temps. On balise le temps, puis à l’intérieur se crée, parce qu’il en faut quand même, de la contrainte de dramaturgie.

-La temporalité du film et son contexte font inévitablement penser à Cléo de 5 à 7. Une inspiration assumée ?

-Pas tant. Franchement, je n’ai pas vu le film depuis dix ans, et je ne l’ai pas revu pour le tournage. Mais j’ai relu le scénario, qui est absolument merveilleux. En fait, c’était un peu comme une boussole, Cléo : je me disais qu’il était possible de faire un film sur un être humain qui change en si peu de temps, sur un personnage qui va être bousculé, mais sur trois jours. Je voulais faire l’anti : « j’ai découvert qu’il me restait tant de temps à vivre, puis la pulsion de vie, puis je fais n’importe quoi « . A la fin de Cléo, on sent qu’elle est différente par rapport à une heure et demie auparavant, cela m’a donné de la confiance. Et puis, effectivement, c’est une personnage en errance dans une ville, Paris, donc me dire que c’était possible a constitué une boussole. Comme ça avait été fait au féminin, avec ces questions qui traversaient la femme, voir ce qui allait se jouer au masculin, ce que ça allait travailler et percuter chez un homme, m’intéressait.

-Vous mettre dans la peau de cet homme a-t-il été aisé ?

-Non, j’étais désolée vis-à-vis de la production, à qui je disais que j’aurais aimé le faire sur une femme, mais que les enjeux n’auraient pas été les mêmes. C’est un peu comme si le personnage m’avait choisie, en fait, et ma productrice m’a dit que je n’avais qu’à faire comme si c’était moi, pour l’amitié masculine notamment. Je lui disais: « mais je ne sais pas, moi, ce que peuvent se raconter deux garçons, dans une chambre, lors d’une soirée, c’est très mystérieux. » Et elle me répondait : « fais comme si c’était ta meilleure amie ». Ca a joué : on me dit souvent que ce sont des masculinités intéressantes, jamais en force, que ces deux garçons sont très tactiles l’un avec l’autre, mais je pense que c’est parce que j’ai projeté ce que je connais moi de l’amitié. C’était difficile, mais j’avais des petites clés. Et quand Théodore Pellerin est arrivé, qu’il a lu le scénario et m’a dit : « je le comprends, je le ressens », ça m’a donné confiance. Je validais des petits trucs avec lui.

-Comment l’avez-vous rencontré ?

-C’est Youna De Peretti, ma directrice de casting, qui m’a parlé de lui. J’avais écrit en ne pensant à personne, et j’aimais tellement ce personnage que j’ai eu peur de ne jamais trouver un acteur. Des acteurs français de trente ans, il y en a dix, tous merveilleux, mais très identifiés. Quand je projetais, je me disais qu’on allait voir l’acteur derrière Nino, ou que ce serait attendu… Je tournais autour du pot, et à un moment, elle a sorti de son chapeau cet acteur québécois qu’elle avait déjà distribué, et qu’elle trouvait phénoménal. J’ai regardé ce qu’il avait fait au Canada et aux Etats-Unis, et j’ai été bluffée. Et quand je l’ai rencontré, je me suis dit que c’était totalement lui, il avait tout du personnage, même des choses que je découvrais, parce que j’avais laissé des zones d’ombre. Quand il est arrivé avec son physique majestueux, très beau, et en même temps très vulnérable, avec une sensibilité complètement assumée, cela m’a fascinée. J’ai pensé qu’il allait pouvoir tenir les gens pendant une heure et demie, parce qu’il faut s’accrocher à lui, quand même, et que tout le monde pourrait un peu se projeter en lui, ça peut être un garçon de partout. Une fois qu’il est arrivé sur le projet, je me suis dit qu’il était le seul à qui je confierais mon Nino.

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