« J’ai envie de voir au cinéma des gens qui m’aident à vivre »

Alexe Poukine © Laura Stevens/Unifrance

Réalisatrice française installée à Bruxelles, Alexe Poukine s’est fait connaître par une poignée de documentaires – Sans frapper, Sauve qui peut,… – multiprimés. Pour Kika, son premier long métrage de fiction, la cinéaste s’attèle au portrait d’une jeune assistante sociale – épatante Manon Clavel – sur qui s’abattent une succession de malheurs et qui, pour faire front dans l’adversité, va devenir travailleuse du sexe, se réinventant en dominatrice. Et signe, à rebours des clichés et en prise sur la précarité au féminin, un film aussi étonnant qu’enthousiasmant. Rencontre.

-Avant Kika, vous aviez tourné plusieurs documentaires. L’envie de fiction était-elle déjà présente ?

-Oui, c’est une envie que j’éprouvais depuis très longtemps. J’ai commencé à me dire que je voulais faire de la fiction quand j’étais petite, j’ai vraiment pris des chemins de traverse pour y arriver. Ca m’embête de le dire, parce que je pense que si j’étais un homme, je ne le dirais pas, mais je pense qu’il y avait un sentiment de légitimité. J’ai eu la chance que mes documentaires soient très bien reçus, et ça m’a donné de la force pour faire une fiction. En vieillissant, j’ai moins peur d’échouer : je peux faire un film qui ne marche pas, et même qui est un four, et me dire « ben oui, c’est en forgeant qu’on devient forgeron. » A force de tourner des films, je me suis moins dit qu’il fallait que ce film soit un chef-d’oeuvre, mais juste que je le fasse, et c’est comme ça que Kika est née, je me suis dit « pourquoi pas ».

-Dans quelle mesure votre background documentaire a-t-il infusé votre approche de la fiction?

-De plein de façons. De toute manière, pour mes documentaires comme pour cette fiction, je fais un énorme travail presque anthropologique. Là, pour le coup, j’ai fait beaucoup d’entretiens avec des dominatrices, des travailleuses du sexe, des travailleuses sociales, j’ai fait plusieurs ateliers de BDSM, je me suis vraiment renseignée sur le sujet, ce n’était pas du tout un milieu qui m’était familier. Beaucoup d’anecdotes que j’ai recueillies pendant ce travail de documentation se retrouvent dans le film. On a aussi rencontré beaucoup de travailleuses du sexe pendant le casting, il y a plein de gens qui jouent leur propre rôle. Le documentaire a beaucoup infusé cette fiction.

-Le fait de faire une fiction vous a-t-il apporté une distance dont vous aviez envie par rapport au sujet ?

-Oui, j’ai pris plein de libertés. Puis, j’avais envie d’un ton un peu hybride entre le drame et la comédie, c’était un peu ça l’enjeu du film pour moi, je me disais que si je réussissais ça, je serais très heureuse. Et je suis très contente de ce qu’on a réussi à faire par rapport à ça. J’avais envie d’aller vers quelque chose de plus drôle : mes documentaires ne sont pas franchement des grandes parties de rigolade, même si le dernier, ça va un peu mieux. Et j’ai aussi fait Kika pour mes amis, et particulièrement mes amies, parce que dans la vie, je suis quelqu’un de très gai, et elles me disaient « mais pourquoi est-ce que tu ne fais pas des films comme ça ? C’est quoi ton problème avec tes films ? » Donc voilà, j’avais envie d’aller vers quelque chose de plus lumineux aussi.

-D’où vient Kika ? Comment avez-vous imaginé ce personnage ?

-Kika me ressemble beaucoup, c’est un peu un hybride entre moi et un ami qui est à la fois assistant social et dominateur. J’ai imaginé Kika quand j’étais enceinte de mon fils. J’avais très peur que son père meure, de façon irrationnelle, vu que j’avais déjà vécu seule avec ma fille; j’avais peur de me retrouver seule avec deux enfants, et de devoir affronter ce que ça implique en termes de précarité. C’est au moment où j’étais seule avec ma fille que je me suis dit : « si je veux continuer à pouvoir vivre, à la nourrir et en même temps à faire du cinéma, la seule option que je vais avoir, c’est le travail du sexe, parce qu’il faut gagner de l’argent rapidement, et en gagner beaucoup. » Heureusement pour moi, la Fédération Wallonie Bruxelles a financé mon documentaire Sans frapper, donc je n’ai pas eu besoin d’aller vers cette option. Mais que cette idée à laquelle je n’aurais jamais pensé, devenir travailleuse du sexe, soit ce qu’on présente comme le pire contre-exemple dans cet espèce de récit sociétal, me passe par l’esprit, c’était un peu un choc pour moi qui vient d’une sorte de classe moyenne. Et donc, Kika, d’une certaine façon, c’est un peu moi si je n’étais pas devenue réalisatrice.

-Vous parlez du récit sociétal et de ce qu’il peut projeter sur le travail du sexe, mais en même temps, le film en prend complètement le contre-pied. C’était important pour vous de renverser les clichés ?

-Complètement. Il y a énormément de stéréotypes autour des travailleuses et travailleurs du sexe. Et moi, celles et ceux que je connais sont des gens très clairs politiquement, très clairs avec leurs corps, avec leurs limites, avec le consentement, avec leurs pratiques. Ce ne sont pas des gens qui sont traumatisés – en tout cas pas plus que les autres -, ni qui sont sous le joug de quelqu’un d’autre, il n’y a pas d’esclavagisme. Et il y a quelque chose d’assez gai dans leur pratique, même si c’est toujours du travail, et que le travail est aliénant en général. Mais oui, j’avais envie que le film soit drôle et lumineux. Et aussi, par rapport à la façon dont on représente les clients qui, souvent, sont des hommes assez pathétiques dans la représentation générale, j’avais envie de montrer d’autres hommes, auxquels je peux aussi m’identifier.

-Kika est dans une course permanente. C’est une critique du modèle de société qu’on nous impose ?

-Il y a sûrement de ça, parce que c’est quelque chose qui est complètement maladif chez chacun d’entre nous. Il y a plusieurs choses : le fait qu’elle est assistante sociale, et qu’il y a une espèce de double injonction chez les soignants et les soignantes, les travailleurs et les travailleuses sociales, qui est qu’on vous demande de prendre soin des gens, mais sans jamais vous donner les moyens de le faire. Et donc, pour pouvoir le faire, elle sort tout le temps du cadre institutionnel, et elle aide les gens à un endroit où elle ne devrait pas les aider. Et pour ça, elle est débordée en permanence. Elle est tout le temps en train de courir, et c’est encore pire une fois que son compagnon meurt, parce que c’est comme si elle entrait en surrégime, dans une espèce de survie, et qu’elle organisait un écran de fumée qui la sépare de ce qu’elle ressent. Elle se met à courir, un peu comme pour se fuir elle-même.

-Une des travailleuses du sexe lui dit: « pute, c’est comme assistante sociale, avec du sperme en plus ». Vous les envisagez comme les deux facettes d’une même chose, aider des gens en souffrance ?

-Oui, je pense qu’il s’agit vraiment de prendre soin, de façon très différente bien sûr. Je n’ai pas inventé cette réplique, c’est un ami travailleur du sexe qui m’a dit ça. Il a ajouté qu’une immense partie de son travail consiste à écouter des gens. Et que les gens viennent souvent parce qu’ils ont envie d’être écoutés, le rapport sexuel c’est cinq minutes, et le reste de l’heure, c’est juste des gens qui ont envie qu’on les entende, qu’on les reconnaisse, qu’on les écoute, qu’on les regarde. Et je pense qu’une partie du travail des assistantes et des assistants sociaux, comme des soignantes et des soignants, c’est ça, c’est d’écouter les gens, de les regarder, et de leur dire « en fait, tu existes ». Ces gens font le même travail, enfin, pas exactement le même, qui est de pouvoir écouter et entendre les gens. On en a terriblement besoin.

-A de très rares exceptions près, toutes les personnes que rencontre Kika sont bienveillantes. Pourquoi ce choix ?

-Ils sont très tendres, parce que moi, j’ai envie de voir des êtres humains, et en particulier des hommes qui me donnent envie de continuer à vivre. Il y a une facilité à taper sur les hommes, et même sur les femmes, et à en faire des antagonistes parce que ça sert la dramaturgie. Ca sert peut-être la dramaturgie, mais ça dessert complètement l’humanité, et l’envie de continuer à y participer. Je suis entourée de gens assez merveilleux, et c’est plutôt ces gens-là que j’ai envie de montrer au cinéma. Aussi parce que si on se dit que l’humanité ne vaut pas le coup de se battre, ça met les gens dans une sorte de sidération et de docilité, un sentiment d’à quoi bon que je trouve politiquement très compliqué à assumer. J’ai envie de voir au cinéma des gens qui m’aident à vivre.

-C’est presque politique, comme démarche…

-On est bien d’accord, c’est complètement politique. Considérer que le conflit doit être le nerf de la guerre, et que dans les films, plus vous mettez de conflit, mieux ça va être, je trouve ça très très discutable politiquement. J’aimerais bien aller en parler dans les écoles de cinéma, parce que moi, ça ne me va pas du tout. Je pense que c’est la tendresse qu’il faut mettre au coeur des films maintenant, ça suffit quoi. C’est presque comme un programme politique.

-Manon Clavel pour incarner Kika, une évidence ?

-Je l’ai cherchée pendant deux ans. Pendant longtemps, mon producteur français, François-Pierre Clavel, qui est mort juste avant le tournage, poussait pour que ça soit moi qui joue, comme je l’avais déjà fait dans mon moyen métrage, Palma. J’ai hésité, mais je me suis dit qu’il valait mieux que je sois complètement dédiée à la mise en scène. Et j’ai cherché Manon pendant deux ans. J’ai vu des comédiennes très connues, d’autres absolument inconnues, en France, en Belgique, au Québec. Je savais exactement ce que je voulais, c’est ça qui était compliqué, et Manon a été une révélation : je l’ai vue, et j’ai su que ce serait elle. Ce qui était difficile, c’était de trouver quelqu’un qui soit hyper solaire pour qu’on s’identifie à elle tout au long de son parcours, parce que j’avais peur que quand elle commence à faire des trucs disons peu orthodoxes, une partie du public se désolidarise d’elle. Il fallait donc que ce soit quelqu’un de tellement gentille et humaine qu’on s’identifie complètement à ce qu’elle était en train de vivre. Et il fallait aussi que ce soit quelqu’un qui comprenne le sens de l’humour du film, et n’ait pas peur que je l’emmène dans des endroits un peu… Et pour moi, c’est une comédienne de génie. C’est comme avec des curseurs : vous dites -3, +4, -5, et elle le fait. Elle a une force de proposition de malade, un visage hyper intéressant, elle est fascinante à regarder, elle prend la lumière comme pas possible, et elle a une voix extraordinaire…

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