Avec La venue de l’avenir, Cédric Klapisch s’autorise une incursion dans le film d’époque, plongeant dans les dernières années du 19e siècle et l’effervescence créative d’alors pour mieux interroger le présent et la notion de modernité. Un questionnement qu’il enrobe dans une fantaisie polyphonique à trente personnages vibrant de l’élan de la jeunesse. Rencontre.
–La venue de l’avenir vous voit vous frotter au film d’époque. C’est une envie qui vous travaillait depuis longtemps ?
-Ca faisait très longtemps que j’avais envie de faire un film d’époque pour plein de raisons. J’avais tourné, avant mes longs, un court métrage qui se passait à la même époque, Ce qui me meut. Ca m’avait plu, et ça me titillait depuis lors. Après, je savais que pour un long métrage, forcément, c’est plus cher qu’un film habituel. J’ai donc attendu le moment où je me suis dit que je pouvais rassembler l’argent nécessaire pour fabriquer, avoir des figurants, des costumes, des décors…
-D’où vient ce désir d’époque ?
-L’époque fabrique tout de suite du cinéma. Quand on fait un film en costumes, il y a de grandes références, comme Barry Lyndon qui est pour moi le plus réussi, et il y a quelque chose qui fait qu’on est forcément dans la fabrique d’une esthétique visuelle. Ce qui est intéressant, et ça se voit beaucoup dans Amadeus, de Forman, qui parle de Mozart, ou dans Barry Lyndon, c’est que chaque film parle de son actualité. Même s’il se passe au 18e, Barry Lyndon est très années 70, de la même façon que Sofia Coppola, quand elle fait Marie-Antoinette, est très années 2000. C’est ça qui est drôle quand on fait un film époque : il y a un travail esthétique et visuel obligé, et un truc d’inscription dans sa propre époque.
-Pourquoi cette époque, la fin du 19e, en particulier ?
-Au début, c’était intuitif : j’aimais bien l’esthétique, ce qu’étaient alors les vêtements des hommes et des femmes. Et très tôt, j’ai voulu parler du rapport de la photographie avec la peinture, avec cette espèce de conflit qu’il y a entre le jeune peintre et le jeune photographe qui dit que la peinture ne va plus exister. Je me suis rendu compte assez tardivement qu’en fait, cette époque ressemblait beaucoup à la nôtre par ses enjeux. Depuis que je suis étudiant en cinéma, on me dit que le cinéma va bientôt disparaître: au début, c’était la télévision, ensuite internet, puis les plateformes, et maintenant c’est l’intelligence artificielle. Il y a toujours quelque chose qui fait que la modernité attaque ce qui existe déjà. J’ai toujours voulu faire du cinéma, et depuis le début, on me parle de la mort du cinéma. Dans ce film, j’essaie de rappeler que ce n’est pas parce qu’on invente le synthétiseur qu’on arrête de jouer du violon. Les avancées technologiques ne font pas disparaître les choses anciennes, elles s’y additionnent. On peut fabriquer quelque chose d’extrêmement contemporain avec un violon. L’idée était de mettre en parallèle les deux époques au regard de cette thématique.
-Vous portez un regard critique sur notre époque, mais de façon plutôt amusée, sans adopter une posture moralisatrice. C’était facile de trouve la bonne distance ?
-Non, c’est une histoire de dosage, parce que je me moque autant de l’apiculteur militant écolo dont tout le monde sait qu’il a raison mais que personne n’écoute que de la personne qui veut fabriquer une zone commerciale et raser cette maison pour emménager un parking soi-disant écologique. La modernité est beaucoup liée à la logique du progrès. Mais aujourd’hui, et je crois que c’est vraiment une avancée récente, on sait que le progrès n’est pas que progrès, et qu’il a engendré des problèmes, ne serait-ce que le dérèglement climatique. J’avais envie d’aborder dans ce film cette notion de mettre le progrès en question, mais d’une façon légère. Le film n’est pas du tout militant ou politique, c’est juste un état des lieux : dire « en 1900, on pensait ça, et aujourd’hui, on pense ça », et en rire.
-Ce film, comme une bonne partie de votre filmographie vibre au diapason de la jeunesse. Comment échappe-t-on au syndrome du « vieux con » ?
-Devenir un « vieux con » est une maladie qui nous guette tous. Le remède à ca, c’est que j’ai trois enfants qui m’aident à ralentir le moment où je le deviens. Et aussi l’intérêt pour la jeunesse, comme quand j’ai fait la série Salade grecque, où j’ai travaillé avec des scénaristes qui avaient moins de trente ans, ce qui est aussi une façon pour moi, qui ai 63 ans maintenant, de me remettre en question. J’ai vu, à cette occasion, à quel point j’ai une autre vision du monde, une autre éducation que la leur. Le fait de les confronter oblige à se remettre en question et à remettre en question la norme qu’on a fabriquée quand on était jeune et qu’on a adoptée toute sa vie, et permet de mettre les choses en perspective. J’ai appris à le faire.
-De la photographie à la chanson, en passant par la peinture et la création numérique, le film gravite autour de différentes formes d’expression artistique. Affirmer le pouvoir de la création artistique de dire le monde et de l’enchanter peut-il être assimilé à une démarche politique ?
-Il y avait la volonté d’en parler, mais pareil, de façon assez intuitive et inconsciente au début. Mais plus j’ai avancé dans le sujet, plus j’ai vu à quel point c’était une nécessité aujourd’hui de faire la publicité de la création et de la culture. On ne se rend pas compte de ce à quoi sert de peindre des tableaux, de faire des photos, de tourner des films, de jouer de la musique. On pense qu’il s’agit de troubadours, de gens sympathiques et rigolos, mais on ne voit pas la nécessité civique ou civile de le faire, ou d’y porter de l’intérêt. Donc, oui, il y a quelque chose comme ça dans le film, qui essaie de dire que ce n’est pas pareil de poser avec une jolie robe devant un tableau et de chanter la chanson de Pomme. Le film affirme ça. L’art laisse des traces, on vise l’intemporel quand on fait de l’art. On tente de décrire un instant ou d’être sincère, fidèle par rapport à une époque et au moment, tout en essayant de marquer le temps.
-Comment vivez-vous les attaques que subit la culture, dans le discours politique notamment ?
-C’est dangereux. Un truc m’a beaucoup marqué : je suis arrivé à peu près au moment où le cinéma italien s’éteignait. Aujourd’hui, même s’il y a Nanni Moretti et quelques réalisateurs italiens importants, par rapport aux années 50, 60, 70 ou 80, où il y en avait cinquante, ce n’est pas la même chose. Et c’est dû à l’arrivée de Berlusconi dans les années 80. Fellini en parle dans ses films, en disant que la publicité est en train de tuer la création cinématographique. Il a raison : dix ans plus tard, il y a trois fois moins de films en Italie, et plus d’Antonioni, de Pasolini, de Fellini… Quand on abandonne la culture au profit du marketing, du monde financier, il y a quelque chose de l’art qui s’arrête. C’est important, quelque chose s’est perdu, même si les Italiens gardent une culture forte. En parallèle, en France, il y a eu la gauche au pouvoir, Jack Lang au ministère de la Culture. Il sauve étrangement le cinéma français qui est en train de péricliter, parce qu’on en est resté au fait que la modernité, c’était la Nouvelle Vague, alors que dans les années 80, c’est déjà loin. Tout ce à quoi il contribue, l’arrivée de Canal +, celle d’Arte, le fait que la télévision ait une réglementation qui doive aider le cinéma, et que le CNC doive supporter le cinéma, fait que des décisions politiques vont avoir des répercussions sur le monde culturel. Je suis issu de ça, et je suis très conscient du fait que si j’étais né en Italie, je ne ferais peut-être pas de cinéma. Donc ça, ce sont de vraies questions.
-Comme plusieurs de vos films précédents, La venue de l’avenir est un film choral. Qu’est-ce qui vous ramène à cette forme ?
-La diversité des points de vue. J’ai toujours aimé ça, depuis mon premier long métrage, Rien du tout. Ca évite l’idéologie américaine, où il y a le bien et le mal. Spike Lee a été assez important dans les années 80 et 90 pour dire que, quand il y a un combat entre les Noirs et les Blancs, il y a des Noirs et des Blancs, pas un Noir et un Blanc. J’ai toujours retenu cette leçon, et des gens comme Robert Altman – il y a vraiment de grands maîtres américains du film choral – racontent à quel point c’est la diversité de points de vue qui est intéressante. Et moi, c’est ce que j’essaie de retranscrire dans mes films.