La farce historique de Bogdan Muresanu

The New Year That Never Came.

Passé par la littérature et la publicité avant d’opter pour le cinéma, Bogdan Muresanu était révélé en 2018 par le court métrage The Christmas Gift. Située en décembre 1989, cette petite perle d’humour noir voyait un homme se décomposer après avoir découvert que son fils avait écrit une lettre au Père Noël lui indiquant que son père souhaitait la mort de Ceaucescu. Cet épisode tragicomique figure aujourd’hui au coeur de The New Year That Never Came, le premier long métrage du réalisateur roumain, un film choral entremêlant les destins d’une demi-douzaine de personnages à la veille de la chute du conducator. Rencontre.

-Pourquoi avoir voulu revenir sur les événements de décembre 1989 ?

-J’ai vécu cette période, j’avais quinze ans à l’époque, et je connais bien cette histoire : j’ai fait des recherches, des interviews, ma tête était pleine de ces histoires que j’ai voulu évacuer. Je balançais entre un ton plus grave ou un ton plus comique, et comme 35 ans s’étaient passés depuis la révolution, il m’a semblé qu’un ton comique serait plus approprié.

-Quel souvenir gardez-vous de ces événements ?

-Ma famille a été fort affectée par le communisme. Dans ma famille, en privé, il y avait interdiction d’en parler – peut-être cela était-il général, d’ailleurs. J’avais conscience du côté impossible de ce régime, il y avait un abysse entre la vie publique et la vie privée, c’était un peu schizophrénique : tout le monde chuchotait, les adultes manquaient complètement de sincérité. C’était un mensonge. Dans les derniers jours du régime, il y avait de la tension dans l’air, tout le monde savait qu’il était impossible de continuer comme ça. Mais quand cela s’est produit, les gens ne pouvaient pas y croire : c’était un miracle, il y a eu un enthousiasme général comme je n’en ai jamais vu, de la folie presque. C’était inattendu, et pour moi qui étais petit, on aurait dit un rêve.

-Vous reprenez, dans The New Year That Never Came, le court métrage The Christmas Gift que vous aviez tourné il y a quelques années. Dans quelle mesure cette histoire a-t-elle servi de socle à l’ensemble ?

-Quand j’ai tourné le court métrage, j’avais l’impression qu’il pouvait servir de fondement à une vision plus chorale, plus symphonique et plus romanesque. Mais le projet de long métrage a démarré avec une autre histoire, celle de la démolition de Bucarest, qui est la véritable pierre angulaire du film. Le court métrage, c’était un peu comme un test, un pitch pour l’ensemble du film. Et puis, j’ai filmé un morceau d’une autre histoire, et j’ai commencé à le monter, pour savoir si je pourrais faire ce film qui a été une entreprise très compliquée.

-Pourquoi avoir opté pour un récit choral ?

-Peut-être parce que je suis un homme de lettres. Je suis devenu réalisateur, mais toute ma vie, j’ai écrit, comme journaliste et comme scénariste de films ou de publicités, j’ai écrit des nouvelles, j’ai publié un volume de récits quand j’avais trente ans, j’écris des poèmes. J’ai donc voulu faire quelque chose que je prenne plaisir à écrire, avec une dimension d’épopée, d’où un récit choral. Et puis, à un moment, j’ai dû abandonner le scénario et mon costume de scénariste pour celui de réalisateur. J’ai commencé à tuer le scénario pour faire vivre le film. L’imbrication des différentes histoires se trouvait déjà un peu dans le scénario, l’intention était là. Et ensuite, le tournage a été comme une transe, suivie de dix mois de montage avec deux monteurs.

-Quand on parle de film choral, on pense forcément à Robert Altman. A-t-il été l’une de vos inspirations?

-Bien sûr. J’ai pensé à Robert Altman et à Short Cuts, à Claude Lelouch et Les Uns et les autres, à Magnolia de Paul Thomas Anderson, à Dog Days de Ulrich Seidl, ou encore à Amores Perros, d’Alejandro Inarritu, J’ai même étudié le scénario de Short Cuts pour voir ce qui marchait ou ne marchait pas. A mon avis, le scénario de Robert Altman est trop compliqué, un peu trop lâche, même aujourd’hui, je ne peux pas dire qui en est le personnage central.

-Pourquoi avoir choisi de maintenir les événements historiques dans le hors-champ, à part à la toute fin du film ? On entend parler de Timisoara aux infos, mais on ne voit jamais ce qui se passe…

-C’est le souvenir que j’en ai. On chuchotait, il y avait des rumeurs, mais personne ne pouvait rien dire, parce que c’était une dictature où tout était contrôlé. On ne pouvait pas savoir ce qui se passait exactement à Timisoara. Peut-être que c’était une lumière au bout du tunnel, une étincelle, mais rien de plus. C’est pourquoi la révolte de Timisoara est présente, mais absente aussi : il n’y a pas assez d’informations pour savoir avec certitude. Et le film n’est pas un documentaire, sauf dans la manière dont il a été filmé: caméra à l’épaule, en prise sur le chaos. Pour moi, The New Year That Never Came est une farce historique.

-Reconstituer l’époque a-t-il été difficile ?

-C’est très difficile, parce que Bucarest a beaucoup changé, et sa population a doublé. Il y a 35 ans, elle comptait environ 2 millions d’habitants, c’était un endroit sombre et pauvre, puant, défiguré par les démolitions, comme un paysage d’après-guerre. Et il y avait énormément de poussière dans l’air à cause de ces démolitions, qui couvraient une zone aussi grande que Venise. Aujourd’hui, c’est une ville de 4 millions d’habitants, très vibrante, artistique, bohème. Il est presque impossible de trouver des extérieurs qui ne portent pas de signes du passage du temps. En outre, sous le régime communiste, Bucarest était une ville silencieuse. Après 22h, la police arrêtait quiconque se promenait en rue pour demander ce qu’on faisait là au lieu d’être chez soi; les dictatures n’aiment pas la vie nocturne. Aujourd’hui, tant d’un point de vue sonore qu’au niveau du look de la ville, tout a changé. Trois ans après avoir tourné le film, je ne pense pas que je pourrais encore le faire, tant ce changement s’est encore accéléré. Mais une des plus grandes difficultés, au point de m’avoir fait douter de la faisabilité du film, a été de récréer le studio de télévision, que nous avons construit à partir de rien. Nous avons réussi à créer un studio fonctionnel : la scène, avec l’actrice qui récite dans un studio, l’équipe de télévision qui la regarde sur un écran tout en suivant la révolution sur un autre, a été tournée en live. Nous avons diffusé les archives de la révolution en live, afin que les comédiens réagissent en direct à des événements s’étant produits il y a longtemps…

-Vous définissez votre film comme une farce historique, mais vous auriez fort bien pu tourner un drame. Pourquoi avoir choisi le ton de la comédie?

-Pour y injecter un peu d’espoir, parce que je suis un optimiste. Et parce que les situations absurdes recèlent quelque chose de comique en elles-mêmes. Cela correspond aussi à l’humour roumain, qui est un humour noir, avec un côté tragi-comique. C’est quelque chose de génétique : la Roumanie a opté pour cette façon de survivre. La Roumanie a construit son identité au carrefour de trois empires faisant pression sur elle, et avec le sens d’être un peu déplacée dans l’Histoire. En plus, c’est un pays latin entouré de pays slaves. Le sentiment de s’être trouvé au mauvais moment au mauvais endroit dans l’Histoire y est donc très présent. Emil Cioran a écrit un livre intitulé La chute dans le temps, et on retrouve un peu ce sentiment de chute chez les Roumains. Pour supporter ça, il vaut mieux en rire, et rire de tout. A quoi s’ajoutait le fait que cela rendrait le film plus accessible.

-Il y a d’ailleurs une tradition d’humour noir dans le cinéma roumain, si l’on considère des films comme Contes de l’âge d’or ou 12:08 East of Bucharest…

-C’est vrai. 12:08 East of Bucharest est le plus proche de mon film, en raison du sujet de la télévision. J’assume complètement le clin d’oeil au film de Corneliu Porumboiu. Pour le segment télévision de l’histoire, j’ai d’ailleurs fait appel à Ion Sabdaru, l’un des acteurs qui jouait dans 12:08, et c’était bien sûr intentionnel.

-Vous ponctuez votre film au son du Boléro de Ravel. Pourquoi ce choix ?

-J’ai essayé de fermer les yeux afin de visualiser le scénario, parce que j’avais toutes ces histoires, mais je ne savais pas où elles allaient se rencontrer. Il y avait trop de détails, comme un bourdonnement d’informations. Et c’est là que j’ai pensé au Boléro, parce que je voulais un crescendo continu, avec des répétitions, quelques accélérations, jusqu’au climax final. Que tous les « instruments » reliés par un fil commun que l’on a vus ici ou là pendant le film s’accordent sur une même mélodie dans l’acte final. J’ai essayé d’autres musiques, mais cela ne fonctionnait pas aussi bien. Récemment, je me suis dit que Carmina Burana aurait pu fonctionner également. Mais le Boléro a quelque chose que n’a pas la composition de Carl Orff, et c’est une forme d’érotisme. La révolution est une libération, une sorte d’orgasme politique d’une société qui a été réprimée. Et c’est pourquoi le Boléro fonctionne mieux que ne l’aurait fait Carmina Burana.

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