Albert Serra s’est fait connaître dans le circuit des festivals internationaux par une série de films résolument originaux, Histoire de ma mort, La mort de Louis XIV ou autre Liberté, avant que Pacifiction, présenté en compétition à Cannes en 2022, ne lui apporte une notoriété plus large. S’il s’inscrit dans la continuité esthétique de l’oeuvre du cinéaste catalan, Tardes de soledad (Des après-midi de solitude), Concha d’or du meilleur film lors du dernier festival de San Sebastian, constitue sa première incursion dans le documentaire. Serra y embrasse l’univers de la corrida en suivant la star péruvienne de la tauromachie Andrés Roca Rey dans les arènes ibériques, théâtres d’un ballet où la beauté le dispute à la cruauté. Il nous en parlait avec fougue lors du récent festival d’Ostende.
-Pourquoi avoir voulu faire ce film ?
-Un de mes amis, en charge d’un master de documentaire à l’université de Barcelone, où il organise parfois des collaborations entre réalisateurs et étudiants, m’a proposé de tourner un documentaire. Je lui ai dit ne pas avoir de sujet. J’admire le travail de documentaristes comme Wang Bing, Jean Rouch, Gianfranco Rosi ou Ulrich Seidl, qui ont une approche vraiment intéressante, radicale, vont jusqu’à s’exiler… C’est du sérieux, sur le plan artistique également. Mais la plupart des documentaires que tu peux voir en festivals portent sur des sujets peu intéressants et sont « petit bourgeois ». Comme la passion et la pulsion sont moindres que dans des films de fiction, on n’y retrouve pas la même ambition artistique. C’était là mon état d’esprit, mais il a insisté. Et j’en suis venu à me dire que la corrida pourrait faire un bon sujet : c’est une tradition hyper-violente, un rituel au coeur de la société occidentale, sacrificiel en plus. Et d’un point de vue plastique, cela semblait intéressant. Je le lui ai proposé, et il m’a répondu « non, pas la corrida aujourd’hui ». Mais le lendemain, il m’a rappelé pour me dire qu’après réflexion, il pensait que c’était précisément parce que ce n’était pas le bon moment pour parler de la corrida qu’il fallait faire ce film. En même temps, je ne suis pas un fanatique, je n’ai rien à dire sur le sujet. J’ai donc procédé comme je le fais toujours, même dans mes films de fiction : en faisant confiance à la caméra, et en voyant ce qu’elle allait dévoiler et enregistrer, parce que je pense, et l’expérience me l’a confirmé, que la caméra voit des choses que les yeux ne peuvent pas voir.
-Comment le projet s’est-il dessiné ?
-Je me suis posé certaines questions basiques. Le pourquoi du point de vue humain du torero surtout : pourquoi font-ils ça, pourquoi ce vestige subsiste-t-il, cette trace de quelque chose presque intouché pendant des siècles, et dont la forme et les codifications sont restés exactement les mêmes. Je voulais essayer de comprendre ce qu’il y a derrière cette obsession. Pour eux, c’est un spectacle, une expression artistique également, et il peut y avoir du désir et de la passion pour la forme de la tauromachie. Mais en même temps, la corrida est tellement controversée qu’il devait y avoir quelque chose en plus. On est partis sur cette idée, et on a commencé à suivre Andrés Roca Rey, la star numéro un aujourd’hui, connu pour être quelqu’un de très courageux, ce qui était un avantage pour le film, parce qu’il teste les limites, il prend tellement de risques que le drame de la corrida est toujours présent, la possibilité qu’il se passe quelque chose. Et pas seulement au niveau des blessures et des risques pour la vie, mais aussi d’un point de vue artistique. Avec lui, il y a une tension permanente, parce que son obsession, sa dévotion pour la corrida ne se démentent jamais, alors qu’avec d’autres toreros, quand un taureau n’est pas parfait, ils l’expédient pour pouvoir passer au suivant. Lui, non, il essaie vraiment de presser chaque situation comme un citron, de donner le maximum. D’un point de vue cinématographique, on s’est retrouvés dans des situations assez incroyables. A quoi on a ajouté ce qui ne se passe pas dans l’arène, mais dans les voitures, dans l’intimité, pour accentuer le côté humain.
-Quel était votre rapport à la tauromachie avant de vous lancer dans « Tardes de soledad » ?
-J’étais dans une position privilégiée : je connaissais suffisamment la corrida pour m’orienter, parce que mon père m’y emmenait quand j’étais enfant. J’ai arrêté vers dix ans, et je n’y suis plus retourné pendant trente ou trente-cinq ans. Jusqu’au jour où, par hasard, un de mes amis originaire du même village que moi, et se trouvant être l’impresario de José Tomas, le grand matador mythique des vingt ou trente dernières années, a repris contact, et m’a invité à assister à une corrida. C’était il y a quatre ans, j’ai retrouvé certaines sensations, mais après deux fois, pfff, c’était bon. Je pense que c’est plus sain. Je pense que c’est nécessaire, pour un documentaire, de toujours avoir un peu de distance, parce que c’est la seule façon d’accepter ce que que la caméra va te donner en restant serein quel que soit le résultat. Je dirais même qu’il faut pousser dans cette direction, et chercher ce qui n’est ni agréable, ni attendu. Au début du projet, j’ai fait une masterclass dans cette université, et j’ai dit aux étudiants: « pour un documentaire, il faut toujours chercher les mauvais côtés de la bonne personne, et les bons côtés de la mauvaise personne ». C’est ça le principe. Cela permet de rester plus alerte : on se force, d’un point de vue hygiénique, à avoir une perspective un peu plus objective et à faire confiance à ce qui va arriver. C’est pour ça qu’on a essayé, au montage, d’équilibrer tous les éléments : le côté violent, le côté transcendant, le côté humain, le côté plastique, l’expression artistique, le côté baroque des costumes, le côté sérieux du torero, sa dévotion, le côté un peu humoristique, le côté populaire. Je ressens un élément qu’il est difficile à trouver aujourd’hui, mais qu’il y avait chez les personnes qu’avait choisies Pasolini pour certains films : quelque chose d’une poésie populaire encore incarnée dans l’âme de ces gens, et qu’on a peut-être perdu aujourd’hui, avec la standardisation des individus.
-L’un des partis-pris forts du film réside dans l’absence de voix off, d’interviews ou de contextualisation.
-Le côté didactique des documentaires, je trouve ça un peu ennuyant, parce que ça tue la dimension expérience cinématographique. Si c’est pour écouter ce que des gens disent, autant écrire un livre, ça ira plus vite. Mais si tu utilises la caméra pour voir comment ils le disent et le font, tu dois trouver un dispositif qui fasse sens. D’où l’idée de l’intimité, d’être toujours au plus près, dans l’arène, dans la voiture, parce que c’est une perspective inédite d’un point de vue visuel mais aussi sonore, la technologie nous ayant permis de capter des contenus – des petites conversations sur sa fragilité, sur les taureaux, etc. – auxquels on n’avait pas accès jusqu’à récemment. J’ai envisagé Tardes de soledad comme un film, et dans un film, on ne te donne pas toutes les clés, c’est à toi à être là, et à faire l’expérience du film. Je pense que même sans connaître la corrida, on s’y retrouve un peu, on comprend le schéma d’ensemble, où tout est construit pour arriver à ce moment de concentration, avec la solitude du torero face au taureau. Comme c’est répétitif, on arrive à rentrer dans cette logique. J’ai privilégié cette dimension parce que ça crée une espèce d’hypnose, et ça souligne le côté rituel qui, par définition, est répétitif. Je voulais créer une émotion, une sensation physique. L’idée, c’était que tout ce dispositif, en plus de nous dévoiler des choses un peu inédites, nous procure une sensation équivalente a celle ressentie dans l’arène par le public.
-Un public que vous choisissez de ne pas montrer…
-On a éliminé le public, et ce sont les spectateurs du cinéma qui deviennent le public qu’on ne voit pas dans le film. Il y avait une justice, si l’on veut, à essayer de leur donner une sensation similaire. Avoir le public de l’arène, cela aurait été banal, comme faire des interviews etc. On a tourné des plans avec le public, mais on ne les a pas gardés : on voyait un type distrait, un autre en train de fumer, ou parler avec son voisin, on perdait la tension et la concentration, ça tombait à plat. On a conservé les premiers gradins dans le fond de l’image par nécessité, pour qu’on voie qu’il s’agit vraiment d’un spectacle public, réel, une vraie corrida, et non quelque chose qui aurait été fait exprès pour le film.
-Cette dimension hypnotique que vous voulez imprimer au film se retrouve aussi dans vos oeuvres de fiction, Pacifiction par exemple. Comment approchez-vous la narration cinématographique?
-Ce sont des lois que l’on découvre au montage. C’est toujours le même système, dans mes films de fiction également, avec trois opérateurs caméra indépendants et trois personnes pour le son. On tourne tout, sans perdre du temps à réfléchir entre deux options, on ne le fait qu’au montage, pendant l’analyse des images hétérogènes, tournées de manière assez chaotique. Dans ce cas-ci également, parce que tu es au service de ce que tu peux capter : dans les chambres, par exemple, ils nous disaient « maintenant, rentrez », on se posait ici ou là, on ne pouvait rien dire au torero, ou changer la lumière ou quelque chose qu’on n’aurait pas aimé. Ce n’est pas comme si on avait créé le film pour fabriquer une belle image. Dans la voiture, il n’y avait plus d’espace, et ils nous ont permis de mettre une caméra fixe, sans opérateur: elle était à 40 centimètres de son nez, mais sans opérateur. Tout était chaotique. Et dans l’arène, n’en parlons pas, c’était un cauchemar. Mais je pense que, comme dans les films de fiction, c’est ce chaos qui génère des images qui ne sont pas des clichés. La caméra ne capte que ce qu’il y a en face, c’est trop rapide et chaotique pour que je puisse l’influencer depuis ma position de réalisateur. Et après, la logique du montage s’impose, et sans répétitions, pas d’hypnose. La corrida, c’est six taureaux, l’un après l’autre, parfois il ne se passe rien, et puis la magie tombe du ciel. Il y a beaucoup d’attente pour rien, et il n’y a pas de raccourcis, tu ne peux pas convoquer la magie quand bon te semble, elle arrive quand elle arrive. Il faut accepter cette espèce de léthargie, la répétition, ça donne quelque chose de différent. C’est le rituel.
-Concrètement, comment avez-vous procédé pour tourner dans les arènes?
-Ca a été un apprentissage progressif, avec toujours un regard artistique. Le premier jour, on a travaillé avec un caméraman de la chaîne de streaming de tauromachie. C’était un professionnel, un spécialiste avec trente ans de tauromachie, mais en voyant les images, on s’est rendu compte que c’était le plus nul des cameramen : il ne faisait que des plans courts, parce que dans la retransmission live, c’est « pam, pam, pam », des plans de trois, cinq secondes. Après trente ans, il n’avait rien compris. Contrairement à mes films de fiction, dont je ne regarde jamais la moindre image avant la fin du tournage, là, on a analysé, pour essayer de comprendre ce qu’on devait filmer, et comment. Dans ces moments de doute et de recherche après chaque corrida, on est arrivé à trouver des idées visuelles et des émotions. Un exemple : il y a des plans où, par notre angle de caméra, on a le matador qui torée le taureau, et par hasard, la caméra ne capte même pas la barrière, et sa couleur rouge. Tu ne vois que le torero, le taureau et le sable, par un angle vertical, et cela donne un contenu atavique, comme si tu te retrouvais il y a 2000 ans dans un désert. C’est une image très poétique. Il y a un autre plan où, par hasard, le taureau s’arrête dans l’axe frontal d’une caméra. C’est rare, mais parfois, il s’arrête, regarde, la caméra qui est de l’autre côté de l’arène, et il a l’air d’être directement dans la caméra. Il ne bouge pas, alors que normalement… Il reste 30 secondes, il regarde, et tu te dis « putain, c’est très triste, là », parce que le taureau est le seul qui ne sait pas qu’il va mourir, toute l’arène et nous le savons, et il y a quelque chose de prémonitoire, dans ce moment où il regarde la caméra.
-La solitude n’est pas que celle du torero…
-Bien sûr. En tout cas, nous on sait et lui ne sait pas, et c’est ce qui donne la tristesse. C’est difficile de découvrir cette tristesse quand tu tournes, tu la vois en analysant les images, ou en regardant celles, plus évidentes, de la mort du taureau. A la fin, tous les opérateurs étaient devenus un peu accros à tourner le moment de la fin, la transition, avec cet animal si puissant qui résiste au fait de mourir. C’est très lent, tu vois vraiment comme la vie l’abandonne et lui échappe, il résiste et finit par mourir, mais ça dure trente secondes. Avec en plus le sang, le regard perdu dans les yeux du taureau, les opérateurs sont devenus un peu accros, ils trouvaient qu’il y avait une espèce de beauté à cette transition de la vie à la mort. En plus, c’est un animal, c’est moins grave. Avec une personne humaine, il y a une pudeur, l’approche éthique est différente. Mais là, comme il y a le sacrifice… Ce qui donne la transcendance à la tauromachie, c’est le fait qu’on va jusqu’à la fin, c’est un sacrifice réel. C’est une prise de conscience qu’il faut le faire pour accepter la finitude de la vie. Au niveau visuel, c’est très beau. Et il y a une forme d’injustice aussi, dans cette impuissance du taureau à survivre, dans le fait d’être cette victime sacrificielle. J’ai dit à propos d’un de mes films précédents, Histoire de ma mort, que c’était un film sur la beauté de l’injustice et l’injustice de la beauté. Bien que l’image nous montre que c’est injuste on peut malgré tout y trouver une certaine beauté. C’est ça qui nous dérange en tant que spectateurs de cinéma et en tant qu’êtres humains : on voit la complexité de la vie, et le fait qu’on puisse ressentir une fascination et être attiré par des choses douteuses d’un point de vue moral. Mais la beauté et la moralité ne vont pas toujours bien ensemble; il y a un peu de ça aussi dans ce spectacle.