Roberto Minervini : « approcher la guerre de manière humaine »

Roberto Minervini ©Olga Prudka.

Cinéaste venu du documentaire, Roberto Minervini s’est employé, de The Other Side à What You Gonna Do When the World’s on Fire, à arpenter l’envers du rêve américain, allant à la rencontre de ses laissés pour compte. Une démarche que prolonge aujourd’hui The Damned, sa première incursion dans la fiction; un film qui revisite l’un des épisodes fondateurs de l’Amérique, la guerre de Sécession, pour mieux en déconstruire la mythologie. Il nous en parlait lors du récent festival du film d’Ostende.

-Comment est né votre désir de tourner The Damned ?

-Ce film est né pour des raisons à la fois artistiques et politiques. J’ai commencé à y penser vers la fin de la première présidence Trump, quand les événements du 6 janvier 2021 se sont produits. Je n’ai pas pu m’empêcher de relever l’iconographie qui les accompagnait, au-delà de leur dimension sociologique : ces images de nouveaux Vikings prenant d’assaut le Capitole avec une force quasi herculéenne, et s’attaquant à mains nues aux institutions; des nouveaux guerriers portés par une énergie masculine qui commençait à se répandre en Amérique. On voit d’ailleurs où nous en sommes quelques années plus tard de cet idéal machiste. Et sur le plan artistique, je me suis intéressé au même moment à la manière dont les films de guerre avaient contribué à la propagation de certains stéréotypes et archétypes. Pas seulement sur la masculinité et la virilité, mais aussi sur les notions d’héroïsme, de sacrifice, de cause juste, de vengeance, d’éradication du mal, d’identification de l’ennemi… Je me suis interrogé sur la façon dont le cinéma de guerre avait véhiculé ces idées, au point qu’on les retrouve désormais dans la vie réelle. Et il m’a semblé qu’il était temps de produire mon propre discours, de démonter certains de ces concepts, et d’approcher la guerre à ma manière intrinsèquement humaine.

-Pourquoi avoir choisi de situer cette histoire pendant la guerre de Sécession ?

-La guerre de Sécession est un moment très particulier dans l’histoire américaine moderne. On en parle parfois comme d’une guerre d’unification – on ne l’appelle d’ailleurs pas guerre de Sécession mais Civil War -, visant à cimenter le pays, mais dans les faits, c’est un moment porteur de divisions dans la politique américaine, c’est ce qui a posé les fondations d’une division politique, territoriale et socio-économique, et jusqu’aux divisions religieuses. Abraham Lincoln a dit, afin d’unifier et de motiver les troupes, et de cimenter les sentiments des citoyens : « nous nous battons pour un seul dieu, le dieu chrétien ». « In God We Trust » vient de là, mais c’est un message de division, parce qu’il exclut: on en est, ou on n’en est pas. J’ai voulu retourner aux racines de ces divisions.

-S’agissait-il également de déconstruire le mythe autour de l’Amérique et la manière dont elle s’est construite ?

-Oui. L’un des plus grands mythes consiste à dire qu’il s’agissait d’une guerre abolitionniste, alors qu’on sait qu’elle a commencé en raison de l’absence d’accord sur la question de l’esclavage. Quarante ans avant la guerre, des Etats ont intégré l’Union en étant autorisés à recourir à l’esclavage – c’est le compromis du Missouri, en 1820 -, ce qui a provoqué des débats houleux entre Etats fondateurs, parce que certains allaient bénéficier d’un avantage économique important du fait de cette main d’oeuvre gratuite. Il ne s’agissait pas d’une guerre abolitionniste, mais bien d’un conflit visant à redistribuer le pouvoir économique. Dans le Nord-Est, le capitalisme était déjà en place: les banques, les compagnies d’assurances et d’énergie s’y trouvaient. Le Sud s’appuyait toujours sur une main d’oeuvre gratuite, et des business familiaux traditionnels. C’était un coup de force de l’Union : depuis le début, l’Amérique est un pays fondé sur l’exploitation des ressources et des gens au nom d’une cause supérieure, et cette cause n’est pas nécessairement une figure divine, mais bien le capitalisme.

-Un autre mythe fondateur de l’Amérique, c’est la Frontière. Pourquoi avoir choisi de situer votre film dans l’Ouest?

-Pour deux raisons principales. La première, c’est que je ne voulais pas que les interprètes – des non-professionnels pour la plupart – soient écrasés par la lourdeur de l’Histoire. Cela aurait été très différent, par exemple, de situer ce film en Virginie, où l’on ressent le poids de l’Histoire, et où on risquerait de vouloir se conformer à ce qui a déjà été écrit sur la guerre de Sécession. Je voulais que le film se situe dans une sorte de « terra franca », et qu’ils soient en mesure de créer leur propre expérience de cette guerre. L’autre raison, c’est qu’au Montana en 1862, l’année où se déroule le film, la ruée vers l’or et la guerre de Sécession se superposent, donc les intérêts économiques et l’idéal de construire un pays meilleur qui pourrait contester l’hégémonie européenne dans le futur. Le Montana était en territoires dakotas, et le gouvernement central a conclu un accord avec l’autorité locale pour obtenir l’accès aux ressources en or en échange de terres futures. Ils ont commencé le processus d’expropriation des terres, et le gouvernement central a envoyé des compagnies de volontaires pour patrouiller autour des ressources. Ces gens ne savaient pas pourquoi ils étaient là, ni pourquoi ils se battaient. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de situer le film sur cette Frontière, qui n’est pas nécessairement une terre d’exploration ou de nouveaux horizons, c’est une terre d’appropriation, d’expropriation et d’extermination.

-Le film de guerre repose généralement sur une certaine iconographie que vous choisissez de détourner. Comment avez-vous trouvé la manière appropriée de l’appréhender?

-L’iconographie du film de guerre dans le cinéma américain répond à plusieurs objectifs. Et notamment de contextualiser la guerre dans un cadre majestueux et magnifique – ces images du vieil Ouest, de terres éloignées, de la Frontière qui font partie d’un imaginaire collectif de la guerre. Cette beauté atténue les horreurs de la guerre, et induit presque qu’il y ait quelque chose de naturel, une raison organique aux guerres. C’est pourquoi j’ai choisi de créer un flou autour des paysages, de manière à ce qu’il y ait toujours quelque chose d’intangible et de sinistre dans l’environnement. Du point de vue de soldats, cette beauté a une dimension plus inquiétante que séduisante. Et puis, je désintègre le concept de hiérarchie, ou d’une machine de guerre puissante. Au début, on peut identifier des personnages de haut rang, c’est très archétypal, mais ils disparaissent intentionnellement du cadre pour laisser place à des soldats quelconques qui en occupent le centre, suivant une iconographie empruntée à certains de mes prédécesseurs comme Pasolini, qui a iconisé les gens normaux et leur a donné de l’espace pour briller, penser, parler.

-Vous vous concentrez sur leurs routines quotidiennes. Il n’y a rien de spectaculaire dans la façon dont vous dépeignez la guerre, même s’il y a une scène de bataille…

-Ne pas faire un spectacle de la guerre était ma responsabilité – c’est l’une des prises de position les plus radicales du film. Si je me concentre sur les routines du quotidien, c’est parce qu’il s’agit des seuls moments humanisants que l’on peut apprécier pendant la guerre, quand rien ne se passe, et qu’on peut profiter de petits moments de paix que la guerre détruit inévitablement. Comme il n’y a qu’une bataille, encore fallait-il savoir quel type de bataille ce serait. Elle se déroule sans ennemi, il s’agit de courir pour sauver sa peau, de chercher un abri, de tirer dans le vide, sans personne, dans l’espoir de survivre. L’invisibilité de l’ennemi est fondamentale: sans ennemi à identifier, il est aussi impossible d’identifier le bon côté de la guerre. Ce n’est pas une bataille où l’on court vers l’ennemi, mais bien où l’on fuit, en espérant que ce cauchemar se termine. C’est une hallucination, une absurdité, et la façon dont je la filme vise à souligner l’aberration humaine allant de pair avec la guerre et sa représentation habituelle.

-Vous avez trouvé, dites-vous, l’inspiration dans les derniers jours de la première présidence Trump et les événements du Capitole. Que nous dit votre film de l’Amérique d’aujourd’hui ?

The Damned nous rappelle que les messages de division ont de lourdes conséquences. De la division découle la haine, qui éradique l’empathie, et c’est une expérience déshumanisante, pouvant conduire à cette sorte de fratricide d’Américains se détestant les uns les autres, au point de même désirer s’entretuer. C’est une possibilité, cela s’est déjà produit dans l’histoire américaine. Le film dit aussi que s’il y a un moyen d’en sortir, c’est en revenant à l’humain, et en comprenant qu’il s’agit d’individus qui sont aussi des victimes et portent le poids de décisions politiques. Les gens sont poussés à soutenir des politiciens comme s’il encourageaient des sportifs, et ils sont inconscients des conséquences qu’ils vont avoir à supporter. Si nous nous tournons vers eux, et que nous essayons de nous réconcilier par-delà les divisions en pensant que l’humanité ne mérite pas ça, peut-être pourrons-nous nous affranchir de ces prises de positions vouées à l’échec que nous imposent les politiciens, et échapper à ce venin qui est distillé chaque jour. Personne ne mérite cela. Ce film est une tentative de nous ramener à la bonté de base de l’humanité, quelque chose en quoi je choisis de croire.

-Pourquoi avoir choisi d’intituler le film The Damned plutôt que The Wait, par exemple?

-J’aurais pu opter pour quelque chose de plus poétique, c’est vrai, mais j’aimais bien le côté film de genre. Et le côté référentiel, avec le film de Visconti, bien sûr, mais aussi le groupe punk The Damned. C’est un titre qui peut avoir beaucoup de significations: on peut y voir quelque chose de séculier ou non, choisir ce que signifie la damnation ou la condamnation, croire qu’elle est le fait d’un pouvoir supérieur ou de nos propres mains. Ce titre, dans sa simplicité, fait le lien avec le cinéma traditionnel, mais aussi avec un discours sur la spiritualité, et la composante religieuse dans la manière dont on peut voir la guerre et la destruction.

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