Entamé en 1988 avec Haitian Corner, le parcours du cinéaste haïtien Raoul Peck l’a vu ensuite se multiplier sur des terrains divers : fiction avec des films comme L’homme sur les quais, sélectionné en compétition à Cannes en 1993, ou encore Le jeune Karl Marx; documentaire, avec Lumumba, la mort d’un prophète, ou I Am not Your Negro, consacré à l’écrivain afro-américain James Baldwin, parmi d’autres; séries également, à l’image d’Exterminez toutes ces brutes. Une filmographie passionnante dont le documentaire Ernest Cole: Lost and Found (Ernest Cole, photographe) constitue aujourd’hui le nouveau chapitre.
Peck y trace le portrait d’un artiste majeur, le photographe sud-africain Ernest Cole qui fut, dans le courant des années 60, l’un des premiers à documenter le régime d’apartheid en vigueur dans son pays, avant d’être contraint à l’exil. Un film dont nous parlait récemment à Bruxelles le réalisateur au passé politique. « J’ai vu les premières photos d’Ernest Cole quand j’avais 16-17 ans, et que j’étais allé étudier à Berlin, se rappelle-t-il. On était déjà en plein combat anti-apartheid. Berlin étant une ville très politisée, beaucoup de mouvements de libération y avaient leur antenne, et tout le monde travaillait ensemble: la dimension internationaliste était très présente. C’est après que ça s’est dégradé, et que l’Europe s’est recroquevillée sur elle-même. Nos compagnons de combat ont dû se réorienter sur un combat de survie dans leur propre pays, mais à l’époque, voilà. Les photos d’Ernest Cole étaient les premières qui documentaient l’apartheid de l’intérieur, avec un regard je dirais local, celui d’un photographe qui vit ce qu’il photographie – même ce concept-là était totalement nouveau. Avant, des photographes américains, européens allaient dans les lieux de conflit. Là, on a un jeune homme qui, à l’âge de 16 ans, photographie son quartier, ses parents, apprend le métier sur le tas puis rentre dans un magazine, Drum, qui le forme plus professionnellement, mais dans un cadre de censure. Il ne faut pas oublier qu’Ernest Cole apprend et grandit dans la censure, artistique, intellectuelle et personnelle, puisqu’il est dans la classe des Noirs, avant de passer à celle des « coloured » qui lui donne un peu plus de liberté de circulation. On peut donc s’imaginer dans quel contexte il nous fait ces photos absolument extraordinaires. »
Trouble de stress post-traumatique
Du travail d’Ernest Cole, le film de Raoul Peck restitue la force exceptionnelle, ses photos apportant un témoignage cru sur la réalité de l’Afrique du Sud ségrégationniste des années 60 et les horreurs de l’apartheid. Publié en 1967, alors qu’il n’a que 27 ans, son livre de photographies House of Bondage (La maison des servitudes), aura un impact considérable, imposant la figure de Cole dans la communauté culturelle noire de l’époque, mais le condamnant aussi à l’exil, entre Europe et Etats-Unis, et bientôt à l’errance, avant qu’il ne tombe dans l’oubli. « C’est l’histoire contemporaine, observe Raoul Peck au sujet de cette amnésie. Comme beaucoup, les combats du tiers-monde vont passer à l’arrière-plan, la réalité du tiers-monde ne parvenant en Europe ou aux Etats-Unis qu’à travers les réfugiés. A son arrivée dans le monde dit « libre », c’est tout un chapitre qui s’ouvre, le mot liberté veut dire quelque chose pour lui. Alors qu’à l’époque, c’est juste une propagande, c’est le monde libre par rapport au monde communiste qui n’est pas libre, on est en pleine guerre froide. Quand il explique au début du film qu’il ne voulait pas devenir un chroniqueur de la misère et de l’injustice, ça dit tout: il a tout de suite capté la nouvelle petite boîte dans laquelle on veut le placer. A savoir que vu son origine, il est censé photographier certaines choses, on ne va pas lui offrir des contrats de mode. Il ne faut pas oublier que les photographes américains noirs, même de très grands artistes, n’étaient pas reconnus en 60, il y en avait très peu. Et lui se sent mis dans une boîte. Comme il dit, on l’envoie photographier les sans-abri, les pauvres, les soulards, les drogués, on l’envoie photographier dans le Sud des Etats-Unis, pour voir ce que ça donne. »
Cole n’est pas dupe, fort de son expérience et de son passé politique, mais continue à photographier, projetant un second grand livre, tourné vers l’Occident celui-là, qui ne sera toutefois jamais publié. Ce pour quoi Raoul Peck avance une explication : « Ce livre n’arrivera pas, parce qu’il est rattrapé par quelque chose qui est de l’ordre de l’isolement, de tous les désavantages de l’exil, ce que n’ont pas compris beaucoup d’observateurs de l’époque. C’est comme si, par un tour de magie pathologique, il était devenu paranoïaque, pauvre… mais non : moi, j’ai vécu toute ma vie en exil, et l’enfer, vous ne le laissez pas derrière vous, il est dans votre tête tous les jours. A 27 ans, on est un être humain formé, vos racines, qui vous êtes, c’est là-bas, et là-bas, c’est l’enfer, donc ça vous mange. Et puis, il y a l’isolation sociale : quand vous êtes Africain aux Etats-Unis à cette époque, vous n’avez pas beaucoup d’amis. La vague de « return to Africa », c’est un peu plus tard, après les Black Panthers, on n’est pas encore dans tout ça. Et ce qu’on appelle aujourd’hui le trouble de stress post-traumatique, c’est aussi ça : quand vous revenez du Vietnam, vous avez du mal à vous raccrocher au monde normal; lui, il revient d’un système d’apartheid qui est violent, comment voulez-vous ? »
Décliner le travail de mémoire au présent
Comme pour James Baldwin dans I Am Not Your Negro, Raoul Peck fait ici oeuvre de mémoire – expression qu’il accueille toutefois avec certaines réserves : « Elle a un côté un peu muséal. Moi, je fais des films dans une dynamique politique actuelle, qui me permettent de mener un combat politique aujourd’hui, là où je vis, que ce soit en Allemagne, en France, aux Etats-Unis, en Haïti ou au Congo. C’est ça mon combat : je fais des films, et la mémoire fait partie du combat. L’Histoire fait partie du combat, or nous sommes dans un monde où on a coupé en petits morceaux les histoires pour qu’on ne comprenne rien ». Ernest Cole : Lost and Found donne ainsi à apprécier le travail de l’artiste et son regard sur le monde, ses photographies constituant le fil narratif du documentaire, mais aussi son combat, le photographe s’y exprimant à travers une voix off à la première personne. « La décision, c’est que c’est à Ernest Cole de raconter son histoire. C’est une décision politique, et c’est un choix de donner à Ernest le pouvoir sur sa propre vie, puisqu’il n’en a pas eu l’occasion. Deuxièmement, c’est dire l’histoire à partir de lui, ce qui m’oblige à avoir un axe de regard, parce que tout ce que je vais utiliser va venir de lui ou devrait pouvoir venir de lui. Un tiers du film, tout ce qui concerne l’Afrique du Sud, ce sont ses mots exacts, parce qu’ils ont été mon guide. House of Bondage est un livre très bien écrit, précis, analytiquement et politiquement fort, avec de l’émotion, de la poésie, de l’humour et ça me donne un langage. Après, j’ai fait une enquête, on a vu plus de 80 personnes qui l’ont connu, croisé, parfois une heure, parfois six mois, parfois pendant une vie. Je recueille des faits, pas des anecdotes parce que je m’en méfie toujours. C’est Ernest qui raconte son histoire, et je fais des choix dans ce que j’ai recueilli en fonction de ce que je sais qu’il pense. Je ne lui fais pas dire ce qu’il n’aurait pas pu dire. Je n’invente rien, tout est millimétré, il faut que je reste authentique, que je joue le jeu modestement, humblement, en ne me mettant pas à sa place. »
Et cela, même si Raoul Peck ne laisse à personne d’autre le soin de dire cette voix off dans la version française du film, manière de raccorder l’expérience du photographe à son combat de cinéaste, et de décliner le travail de mémoire au présent. « Une chose qui m’a énormément aidé, c’est la période de ma propre vie politique, au début des années 70, où je découvre le combat anti-apartheid, je suis actif, j’ai beaucoup d’amis sud-africains, et je vais en Afrique du Sud. Je connais l’Afrique du Sud aujourd’hui, je vois les inégalités qui y existent encore, et je vois où en est la racine, donc je peux en parler de l’intérieur, je ne suis pas un observateur. C’est pour ça que le récit reste même très intime. Je sais ce qu’est l’exil, toute ma vie, j’ai vécu avec Haïti dans ma tête. Ce n’est pas un truc imagé où on est au cinéma, c’est une histoire du monde actuellement. Et ça, c’est important, c’est ce qui donne son authenticité au film. Ce n’est pas un jeu, ce n’est pas un exercice artistique, c’est la réalité du monde, et moi, c’est ce qui me motive et donne un sens au travail que je fais : c’est un travail sur aujourd’hui, et ce que vont faire les citoyens avec cette vision du monde. J’espère sensibiliser chacun dans sa propre réalité, dans sa propre vie, que les gens se sentent impliqués d’une manière ou d’une autre. Ce qu’ils vont en faire, je n’en sais rien, mais j’espère que ça les force à regarder leur propre réalité, ici en Belgique, ou en France ou aux Etats-Unis… »