Maura Delpero : « raconter un monde »

Maura Delpero.

Originaire de Bolzano, Maura Delpero a fait des études de lettres à Bologne et Paris avant de s’orienter vers le cinéma, entamant son parcours comme documentariste en 2008 avec Signori Professori, qu’allait suivre Nadea e Sveta quatre ans plus tard. Venue à la fiction avec Maternal, la cinéaste italienne poursuit aujourd’hui dans cette veine avec Vermiglio, magnifique chronique paysanne ancrée dans un réel âpre, celui d’un petit village du Trentin au coeur de l’hiver 1944, que Delpero infuse de romanesque avec l’histoire d’amour se nouant entre une jeune fille du pays, Lucia, et un déserteur, Pietro. Elle nous en parlait récemment, à la faveur de l’avant-première bruxelloise du film.

Vermiglio prend racine dans votre histoire familiale. D’où est venue l’envie de transposer ce pan de votre passé à l’écran?

-Je me suis beaucoup posé la question. Quand c’est tellement intime, il y a de la pudeur. Mon processus de création, c’est d’aller dans l’inconscient, et de voir non pas ce que je veux écrire, mais ce que je dois écrire. A ce moment-là, je devais écrire par rapport à la mort de mon père, un événement qui a ouvert une porte vers quelque chose devant sortir. La question était toutefois de savoir si ça devait sortir pour moi seulement, ce qui m’a conduite à écrire d’abord un journal intime. Mais j’ai alors commencé à sentir que c’était aussi la photographie d’une époque, sentiment qui s’est renforcé lorsque j’ai fait un rêve de mon père, enfant, en train de jouer avec ses frères et ses soeurs au village de Vermiglio. J’ai éprouvé un sentiment très fort de communauté, et j’ai reconstruit des souvenirs de cette famille très grande, très compacte et très communautaire, qui partageait les lits, un espace et la vie comme on ne le fait plus aujourd’hui et qui, après, s’est éparpillée. J’ai eu l’impression que suivre ces enfants en train de jouer allait me donner une image de la transition de la société de cette communauté aux individus que nous sommes maintenant. Ces années de la fin de la guerre sont celles où on est passé d’une société rurale à une société industrielle, du village à la ville, et de la communauté à l’individualisme. Du coup, je me suis retrouvée avec beaucoup de matériel sensoriel qui avait à voir avec la mémoire de mon enfance, les cinq sens, beaucoup de mémoire proustienne, d’odeurs, d’images, de récits. Et j’ai ressenti un potentiel plus universel.

-Comment avez-vous procédé pour imbriquer votre histoire familiale et la fiction?

-C’est ce qui m’a pris le plus de temps, parce que c’est un récit choral. Il y a beaucoup de personnages, des émotions à garder, c’est plus facile en littérature. Le cinéma est souvent basé sur le parcours du héros, et l’empathie du spectateur pour un héros ou une héroïne, il y a donc, dans l’industrie, une grande peur face à un film collectif. Mais je racontais une famille, et une famille, c’est aussi l’influence des uns sur les autres, un système. J’avais besoin d’une structure qui pose des limites, et j’ai opté pour les quatre saisons qui correspondent au concept du temps dans la société rurale, c’était donc cohérent avec l’histoire qui était racontée. Et puis, d’autres partitions sont venues s’y greffer, la vie avec ou sans Pietro, la macro-histoire et la micro-histoire… (…) J’aime bien me servir d’une intrigue principale comme excuse pour raconter un monde. L’histoire de Lucia me semble intéressante parce qu’elle transforme cette fille au-delà de sa tragédie personnelle, mais aussi parce qu’elle est une métonymie d’une terre-société : elle naît comme une fille de la campagne, de la montagne, très loin de nous, et termine comme une femme moderne, seule à la ville, devant dire au revoir à son enfant pour aller travailler.

Vermiglio joue d’un effet-miroir entre deux époques. A quoi ressemble le village aujourd’hui ?

-J’aime bien travailler sur le territoire, surtout pour un film comme celui-ci. Je ne me serais pas vue arriver avec une production venant de Rome, rester six semaines à Vermiglio et puis m’en aller. J’ai fait un travail énorme sur ce territoire pendant des années : j’ai fait les repérages pour les décors, j’ai cherché les personnes intéressées par le casting, ce qui m’a permis de rentrer en contact avec cette communauté qui me connaissait, parce que ma famille y a encore la maison de mon grand-père. Je n’arrivais pas comme l’étrangère, ce qui a bien sûr constitué un avantage. Dès le début, il m’a semblé intéressant d’enraciner le film à Vermiglio, parce que du fait qu’ils sont vraiment haut et loin, il y a quelque chose qui n’a pas bougé autant que dans les villes. C’est la raison pour laquelle je voulais travailler avec les enfants de là-bas, parce qu’ils sont un peu moins dans la contemporanéité. Et parce que, même si les temps ont changé, l’espace reste le même. A la montagne, on bouge et on vit d’une manière différente, et ça reste : même si on est en 2024, ce sont des montagnards. Et cela constitue une identité du film, des gens du film et de la culture qu’on raconte. Vermiglio est, en soi, un village qui a beaucoup défendu sa culture : ils n’ont pas vraiment accepté le tourisme, même s’il y a des lieux très touristiques à proximité. Ils sont même connus dans la vallée comme étant un peu durs. (rires)

-La montagne et la nature sont des personnages essentiels du film, ramenant l’homme à sa condition…

-D’un point de vue narratif et visuel, le concept était de raconter le petit homme dans une grande nature. Ce n’est pas du tout une nature de carte postale ou celle de Rousseau, une nature belle avec ce qu’elle nous offre, c’est une nature léopardienne. Giacomo Leopardi, le poète romantique italien, a beaucoup travaillé sur le fait de reconnaître que la nature est un peu indifférente. Et que nous nous considérons comme très importants, mais que la nature fait son cycle sans nous, nous n’en sommes qu’une partie. J’ai voulu raconter cette conception de la nature, et la conscience d’en être seulement une partie. Le film commence avec la générosité de la nature – le lait que donne la vache -, mais aussi sa dureté : sans ce lait, les petits gamins qui vont à l’école peuvent mourir de froid. Et aller à l’école prend du temps, à cause de la neige, ce qui donne le tempo du film. C’est difficile à accepter pour la contemporanéité, mais c’est une invitation radicale à se dire qu’on entre dans un autre espace et un autre temps, qui ne domine pas la nature avec de grosses voitures. Et sur le plan visuel, on n’a jamais travaillé sur des protagonistes en face, avec derrière une belle nature hors focus; le focus était le même sur les deux, et la nature est toujours là pour rappeler qu’elle est plus grande que l’homme. Les références visuelles étaient des peintres romantiques qui ont travaillé sur cette dimension. Il y avait aussi l’idée de s’assoir au cinéma, et de percevoir un peu ce froid, de réaliser que c’est beau, mais dur. Ce n’est pas idéalisé.

-D’un point de vue pratique, quelles sont les contraintes de tournage qui en ont découlé ?

-C’est un choix masochiste que j’ai fait (rires). J’ai toujours ce rêve d’écrire un film avec deux acteurs très connus qui bavardent sur un sofa dans le centre de Paris, mais je n’en ai pas encore eu l’inspiration. Je fais des films difficiles, le précédent l’était aussi, et cela implique de souffrir, que l’équipe souffre avec toi, et les acteurs aussi, et que tout le monde l’accepte. C’est compliqué quand il y a des bébés, des enfants, des animaux à diriger, la neige. Ils étaient vêtus avec des vêtements d’époque, c’était très dur, mais tout le monde a été très généreux, ils ont compris le film dès le début, ils savaient qu’on racontait une réalité dure. Je suis très reconnaissante, parce qu’on ne se connaissait pas, le film était une coproduction entre l’Italie, la France et la Belgique, avec des gens qui n’avaient jamais travaillé ensemble, qui se rencontraient et parlaient l’anglais, qui n’était la langue de personne, dans un environnement difficile, dans le froid, loin de leur famille, et tout le monde a été super. C’est beau de voir qu’il y a encore des gens qui ont envie de travailler sur des projets difficiles, où on n’est pas dans un système où tout est formaté.

-Pourquoi avoir choisi de travailler avec des acteurs professionnels et non-professionnels ?

-Pour certains rôles, j’ai opté dès le début pour des non-professionnels, et pour d’autres, pour des professionnels. Et puis, il y en a quelques-uns pour lesquels j’ai ouvert le casting aux deux, pour voir qui allait « gagner », et bien souvent, ce sont les non-professionnels. Pour les enfants et les ados, ça n’avait pas de sens à mes yeux de choisir des professionnels. Souvent, ils ont fait un peu de pub, etc. et ils ont perdu de belles choses, je préfère découvrir des gens. Et surtout, il y avait la question géographique et culturelle : je voulais qu’ils parlent ce dialecte, et qu’ils bougent de cette manière. Tout le film est parlé dans un dialecte local, les Italiens le regardent avec des sous-titres. Et je pense que même subliminalement, on sent que ce sont des montagnards, pas des enfants de la ville. Pour d’autres rôles, j’ai senti que j’avais besoin de professionnels, comme pour l’instituteur, avec ses couches et ses contradictions. Tommaso Ragno a dû s’adapter et apprendre des non-professionnels, pour que l’ensemble constitue un chorus unique. Pendant la préparation, on a fait beaucoup de répétitions, pour que ça devienne leur monde à eux, et que les enfants commencent à vraiment être frères et soeurs. Avec le père, j’ai travaillé un peu différemment, parce que ce n’est pas un père contemporain. Il fallait préserver une distance, il n’y avait pas un attachement physique au père, ils se vouvoyaient, les enfants avaient même peur du père, ce qu’il fallait préserver. On a joué avec Tommaso du fait qu’il est le père et l’instituteur, avec cette distance.

-C’était aussi une manière de mettre en scène une forme de patriarcat comme on ne la rencontre plus beaucoup?

-Absolument, même si j’aime bien que ce soit un personnage un peu contradictoire. On a beaucoup vu au cinéma le patriarche dur, qui frappe, décide tout, et se comporte comme le dieu de la maison. Je voulais un personnage plus contradictoire, avec plus d’épaisseur. Il est complètement dans le moule de l’époque : il est le patriarche, il décide, personne ne met cela en doute. En plus, il est l’instituteur, et donc, même socialement, c’est quelqu’un d’important. C’est l’un des rares à avoir étudié, il y a des relations de pouvoir claires. Mais en même temps, c’est un pédagogue contemporain : il n’est pas raciste, il est anti-militariste, il accorde une vraie valeur à la culture, il est généreux. Et même s’il est le patriarche, il décide que l’enfant qui poursuivra des études est une femme. Ca m’intéressait d’avoir une figure un peu contradictoire, avec des traits antiques et modernes à la fois, parce que c’était une époque de transition, où le passé commençait à dialoguer avec le présent.

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