Koya Kamura: « un miroir de mes interrogations »

Koya Kamura.

Passé par MTV puis Disney en tant que Creative Producer, Koya Kamura faisait ses débuts à la mise en scène en 2018 avec Homesick, un court métrage remarqué en festivals, situé dans la « no-go-zone » de Fukushima. Adapté du roman éponyme d’Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho, son premier long, conduit aujourd’hui le cinéaste franco-japonais dans une station balnéaire de Corée du Sud. C’est là, à Sokcho, dans la torpeur enneigée de la morte saison, que vont se rencontrer Soo-Ha, une jeune franco-coréenne enfermée dans une existence routinière, et Yan Kerrand, un artiste français cherchant à se ressourcer – Bella Kim et Roschy Zem, épatants. S’ensuit un drame intime mélancolique, s’attachant au lien fragile qui les rapproche pour explorer les interrogations identitaires de la jeune femme. Une oeuvre délicate dont nous parlait Koya Kamura à l’occasion du récent festival du film d’Ostende.

-Comment avez-vous découvert le roman d’Elisa Shua Dusapin, et en quoi vous a-t-il parlé ?

-Mon producteur, Fabrice Préel-Cléach, m’en a parlé alors que je travaillais sur un autre projet. J’écrivais un scénario parlant d’évaporation, un phénomène japonais de disparition volontaire. Il s’agit de personnes qui, du jour au lendemain, ont décidé de quitter leur vie, d’abandonner leurs enfants, leur femme, leur famille, leurs amis, leur travail, et de complètement disparaître dans la nature pour réapparaître ailleurs. C’est une espèce de suicide social. Je m’enlisais un peu dans l’écriture du scénario quand mon producteur m’a parlé d’Hiver à Sokcho, le roman d’Elisa Shua Dusapin. Je l’ai lu, un peu par politesse au début, mais je me suis rapidement connecté au personnage de Soo-Ha. Je suis franco-japonais, elle est franco-coréenne, et tout d’un coup, j’avais devant moi une sorte de miroir de ma propre vie, de mes interrogations, de ce que j’avais vécu en grandissant sur ma double culture. J’ai grandi et j’ai toujours vécu en France, à part une année passée au Japon pendant mes études, avec cette sensation où, en France, j’étais toujours un Asiatique, et au Japon, je n’étais pas considéré comme un Japonais. Cette place un peu bancale m’a vraiment parlé dans le roman. Et le fait que le personnage de Soo-Ha ne connaisse pas son père a fait que j’ai presque considéré ce dernier comme un « évaporé », ce qui faisait le lien avec mon autre projet. Pareil pour le personnage de Kerrand, qui arrive de France et dont on ne sait presque rien, qui est aussi un peu comme un « évaporé », quelqu’un qui a dû tout plaquer et est venu échouer sur cette plage en Corée du Sud. Pour toutes ces raisons, le roman m’a profondément touché, et j’ai eu immédiatement envie de l’adapter au cinéma.

-Etant franco-japonais et ayant déjà tourné un court métrage au Japon, avez-vous envisagé d’y transposer l’histoire ?

-Le premier réflexe a été de me poser cette question : est-ce que cette histoire ne pourrait pas exister au Japon, un environnement que je connais quand même beaucoup mieux ? Il y a plein de petites villes portuaires qui auraient pu convenir, mais j’ai assez rapidement écarté cette idée pour deux raisons: la première, c’est que le film parle d’identité sous toutes ses formes, que ce soit la langue qu’on parle, la cuisine qu’on mange, la culture dans laquelle on a grandi, mais aussi le physique qu’on renvoie. En Corée du Sud, la chirurgie esthétique est quelque chose de très prégnant, très présent et très accepté. On compte sur la chirurgie esthétique pour s’élever socialement aussi. La voiture qu’on conduit a des répercussions sur l’image qu’on renvoie, les vêtements qu’on porte, le travail qu’on exerce, le salaire qu’on touche, et donc le visage ou le corps qu’on arbore ont un impact sur notre élévation sociale. C’est vraiment propre à la Corée, la chirurgie esthétique n’est pas développée de la sorte au Japon. C’est pour ça que, dans le film, il y a, en filigrane, cette jeune femme qui est bandée de A à Z, et que tout le monde parle à Soo-Ha de se refaire telle ou telle chose, les yeux, le nez… Toutes ces injonctions étaient importantes pour moi, et si elles peuvent exister au Japon, la réponse de la chirurgie esthétique n’y existe pas. L’autre raison, c’est que la Corée a une histoire unique ou presque, à part Berlin après guerre, celle d’un pays qui a été un avant d’être divisé, et qui, tant au Nord qu’au Sud, n’aspire qu’à la réunification. Je trouvais qu’il y avait une symbolique très forte pour notre personnage qui, elle aussi, était divisée, ne connaissant d’une certaine manière pas l’autre côté de sa personnalité, et essayant de redevenir une seule personne. Pour ces deux raisons, j’ai décidé de me confronter aux difficultés qu’allait représenter pour moi un tournage en Corée.

-Quelles sont les contraintes d’un tournage en Corée ?

-Il y en a auxquelles je m’attendais, et d’autres que je n’avais pas du tout anticipées. Celles auxquelles je m’attendais, c’est un peu comme pour le court métrage que j’avais tourné avant : je parle japonais, mais je suis limité, et au bout d’un moment j’ai besoin d’être bien entouré, d’avoir un assistant réalisateur qui parle aussi français ou anglais etc. Quand on se confronte à des équipes de tournage d’une autre nationalité, il faut forcément se mettre au diapason, et on l’avait anticipé. Par exemple, j’ai fait venir Roschdy assez tard sur le tournage, on a fait les trois premières semaines sans lui pour que nous, on se mette un peu raccord, et que Bella, qui n’avait jamais tourné, puisse prendre ses marques sur le plateau et prendre confiance. Je l’avais anticipé et ça s’est bien passé. Ce que j’avais moins anticipé, c’est que je suis arrivé là-bas en tant que réalisateur étranger et notamment japonais. Tout d’un coup, j’ai pris conscience du passé historique entre les deux pays. Côté japonais, c’est une partie de l’histoire qu’on a tendance à oublier, il ne m’était pas venu à l’idée que ça allait être un sujet. Et arrivé en Corée, j’ai senti qu’il n’y avait rien de grave, mais que cela en était un. A un certain moment, le producteur m’a dit: « il faudra juste faire attention à la manière dont on présente les choses aux équipes, parce que tu arrives en tant que réalisateur japonais… » J’en ai pris conscience, et au final, tout s’est très bien passé. Mais quand je discutais avec la cheffe-opératrice coréenne, je sentais parfois que dans les différents choix qu’on faisait, elle avait peur que je japonise un peu trop la Corée, que j’en aie une vision un peu trop japonisée.

-Sokcho, la ville où se déroule le film, est en pleine mutation…

-J’ai été surpris, parce que je l’avais fantasmée en lisant le roman qui a été écrit il y a treize ans. J’imaginais une petite ville décatie, vraiment dans son jus, et entourée de la montagne et de la mer. Quand je suis arrivé à Sokcho pour les repérages, la ville avait énormément changé : des quartiers ont été rasés pour laisser place à des tours gigantesques, le tourisme s’est extrêmement développé, c’est très différent. Je me suis même posé la question de tourner ailleurs, dans une ville voisine, et d’appeler cela différemment, « Hiver à … » Au final, j’ai décidé de garder Sokcho, et de me concentrer sur ma vision fantasmée, en montrant certaines choses et en en cachant d’autres, et j’ai un peu réécrit le scénario, en intégrant cette ville en évolution. Il y a une scène, sur le toit, où Soo-Ha montre où il y avait un cinéma d’art et essai; la tante dit, à son arrivée, n’avoir pas reconnu la ville, et que les tours y poussent comme des champignons. Je trouvais intéressant d’avoir cette ville qui est en construction, un peu comme les personnages.

-Est-ce une coïncidence si, après avoir situé Homesick dans la « no-go-zone » de Fukushima, une séquence importante de Hiver à Sokcho se déroule dans la DMZ, ce no man’s land situé à la frontière entre les deux Corées ?

-Je pense être attiré inconsciemment par ces choses-là. Un ami m’a fait remarquer qu’en japonais, Koya, mon prénom, signifie « terre sauvage », une terre morte, donc un « no man’s land ». Je n’en avais pas du tout pris conscience. Une des premières choses à m’avoir amené sur Homesick, c’est cet environnement, et ce qui m’a plu à la lecture du roman, c’est aussi cette espèce d’environnement. Entre la « no-go-zone » de Fukushima et Sokcho en plein hiver, on est sur deux choses complètement différentes. Mais Sokcho à cette saison, même sans aller jusqu’à la DMZ, a ce côté ville très peuplée en été qui se vide complètement, avec des choses qui n’ont plus lieu d’être en hiver, mais qui sont toujours là, les pédalos retournés sur la plage, etc. Ca m’avait fasciné, et c’est, pour moi, vecteur de plein d’histoires. Et c’est aussi ce qui m’avait fasciné à Fukushima : quand on trouve un petit tricycle renversé sur le côté, j’ai envie de me demander à qui il manque, qu’est-ce qui s’est passé pour qu’il soit abandonné là, etc. La DMZ, de la même manière, c’est quelque chose qui m’attire, sans que je sache dire pourquoi. Du coup, on s’est posé certaines questions : comment filmer le checkpoint par exemple? Celui du film ne ressemble pas à un vrai checkpoint, mais plutôt à une version fantasmée qui est une extension de ce que j’avais vu à Fukushima. Il y a un parallèle, je ne peux pas nier qu’il y a quelque chose, même si je ne peux pas en donner une analyse précise. Et mon prochain projet se déroulera de nouveau à Fukushima, donc…

Hiver à Sokcho comprend plusieurs séquences animées. Comment les avez-vous abordées?

-La conception de base, c’étaient qu’elles soient un moyen d’avoir un aperçu de l’intime du personnage de Soo-Ha. Le roman est écrit à la première personne, avec ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle entend et qu’elle analyse. Je voulais le rendre de façon plus organique, plus brute, que ce ne soit pas forcément formulé avec des mots ou une voix off. L’animation m’a semblé être un bon moyen d’obtenir ça, avec certaines séquences abstraites et d’autres plus figuratives, pour avoir un aperçu de son ressenti. J’ai écrit ces séquences avec le coscénariste, Stéphane Ly-Cuong, en sachant vouloir travailler avec Agnès Patron, une réalisatrice d’animation. Elle a lu le scénario, et elle a apporté énormément, elle a enrichi ces séquences, certaines ont été modifiées, d’autres effacées. Le film s’est vraiment enrichi de son apport.

-Bella Kim, qui joue Soo-Ha, est de pratiquement tous les plans. Un pari audacieux, puisqu’elle n’avait jamais joué auparavant.

-Je n’en avais pas pris la mesure en me lançant dans le projet. Quand j’écris le scénario, je pense à Roschdy pour Kerrand. J’ai dû voir Roubaix, une lumière à peu près à ce moment-là, et son personnage dans le film d’Arnaud Desplechin a des choses en commun avec Kerrand – des choses différentes aussi, le rapport à l’humanité notamment -, il y avait plein de choses qui me plaisaient, même dans l’allure. Je le visualisais lui, mais pour elle, je n’avais personne en tête. Quand on a commencé à chercher, je me suis rendu compte que cela allait être compliqué. Je cherchais une jeune fille très grande, parce que je voulais essayer d’effacer au maximum le rapport de domination entre cet homme occidental cinquantenaire qui débarque en Asie et cette jeune femme de 25 ans. Et idéalement une métisse. Bella Kim n’est pas métisse, on a dû tricher à l’image. Il fallait aussi qu’elle parle coréen couramment et français très correctement. Très rapidement, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas d’actrice qui correspondait à ces critères, et parmi les cinq jeunes femmes que j’ai rencontrées, il y a en a deux qui sont vraiment sorties du lot: Bella et une autre. Elles ont chacune travaillé pendant trois mois avec un coach, et on ne l’a confirmée qu’au final, parce que j’ai pris conscience à ce moment-là qu’elle porte le film sur ses épaules. Je savais que Bella avait compris le rôle dès le début, mais il y avait une forte pression, on tournait avec Roschdy, et elle a fourni un travail extraordinaire. Roschdy l’a mise à l’aise très rapidement, dès la première lecture, il l’a considérée comme une actrice à part entière, ce qui n’était pas une évidence. Et leur relation à l’écran s’est construite assez naturellement, de manière très fluide, au-delà du travail que chacun a fourni de son côté. Je me félicite de ce choix : je crois que Bella plaît beaucoup, les gens sortent de la salle un peu hypnotisés.

-A propos de métissage, vous vous voyez plutôt comme un cinéaste d’inspiration européenne ou asiatique ?

-Je sais que je veux faire des films depuis très jeune, sans avoir jamais cru que j’allais y arriver. Ce qui m’a inspiré, je vais être très peu original, c’est Spielberg, Scorsese, le cinéma américain assez populaire, c’est vraiment ça qui m’attire. J’ai regardé beaucoup de films asiatiques parce que m’on père m’en a montrés et que ma mère en est aussi friande. Je connais moins le cinéma français : je n’ai vu aucun film d’Alain Resnais, aucun film de Bunuel, j’ai de grosses lacunes, même si j’ai beaucoup aimé les Godard et les Truffaut. Mais bizarrement, je ne suis jamais arrivé au bout des scénarios que j’ai écrits plus jeune, qui étaient plus sous influence américaine. Le premier film que j’ai écrit jusqu’au bout, Homesick, est un récit assez intimiste sur une relation père-fils endeuillée. Je ne sais pas pourquoi, mais les films vers lesquels je vais sont plus des films d’inspiration asiatique, japonaise, coréenne, mais aussi taïwanaise ou hongkongaise. Mais au fond de moi subsiste toujours cette envie d’aller vers quelque chose d’un peu plus populaire et plus américain, d’une certaine manière. Cela existe en moi aussi, et donc je ne m’interdirai peut-être pas d’aller un jour vers quelque chose de plus large.

-Vous avez donné à Hiver à Sokcho une dimension contemplative…

-Une de mes références principales pour ce film a été Maborosi, un des premiers Kore-eda, qui se passe aussi dans une petite ville portuaire, avec une femme qui est en deuil. On peut s’ennuyer devant ce film : en le voyant, il y a des moments où je m’ennuie, mais il y a quelque chose de formidable dans cet ennui et dans le fait de prendre le temps. Avec Sokcho, j’avais envie d’aller un peu à contre-sens, et d’essayer d’assumer quelque chose où on prend le temps, un peu en opposition, justement, aux films américains où on va toujours plus vite, toujours plus dans le débit de plans etc. J’avais envie d’assumer ça, d’avoir quelque chose de contemplatif, de laisser place un peu à la poésie et beaucoup au silence.

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