« Confronter les spectateurs à un dilemme »

Ray Yeung ©2023 Jefu Ha Studio

Réalisateur hongkongais passé par l’université de Columbia, à New York, Ray Yeung s’est fait connaître en 2021 avec Suk Suk (Un printemps à Hong Kong), un film où il racontait l’histoire d’amour secrète entre deux hommes d’un âge respectable. Lauréat du Teddy Award à la Berlinale, All Shall Be Well, son quatrième long métrage, en est en quelque sorte le pendant féminin, puisqu’il s’y attache à un couple lesbien au long cours connaissant un bonheur sans nuage. Jusqu’au jour où la mort soudaine de l’une des deux partenaires va laisser Angie, sa compagne, désemparée face à la réalité hongkongaise pavée d’hypocrisie sociale. Un drame sensible dont il nous parlait en octobre dernier, à l’occasion du Festival du film de Gand.

-Dans quelle mesure avez-vous envisagé All Shall Be Well comme le pendant à Suk Suk ?

-Après avoir tourné Suk Suk, je pensais en avoir terminé avec le thème des personnes âgées au sein de la communauté LBGTQ. C’est alors que j’ai assisté à une conférence à Hong Kong portant sur les droits à l’héritage dans cette communauté. Le conférencier a cité quelques exemples, très proches du film, de couples d’un même sexe, ensemble depuis longtemps, où la mort de l’un des partenaires exposait le survivant à des problèmes inextricables avec la famille du défunt. J’ai rencontré certaines de ces personnes, et j’en ai tiré le scénario. Puisqu’il s’agissait de relations sur le long terme, l’histoire tourne autour d’un couple de lesbiennes dans la soixantaine. Mais mon intention n’était pas spécialement de tourner un pendant féminin à Suk Suk.

-Pat et Angie, le couple au coeur du film, sont ensemble depuis quarante ans. Un couple lesbien pouvait-il vivre son homosexualité librement dans le Hong Kong des années 80 ?

-Lors de mes recherches, j’ai rencontré des lesbiennes de cette génération. Dans les années 80, beaucoup d’entre elles étaient obligées de se marier, sans quoi elles passaient pour étranges aux yeux de la société. Seules celles qui ne pouvaient pas s’adapter ne se mariaient pas, et avaient alors une compagne. Mais bien souvent, cela signifiait qu’elles avaient déjà été rejetées par leur famille. Le temps aidant et Hong Kong étant une société orientée vers le business, si vos affaires marchaient, votre famille pouvait se montrer plus tolérante à l’égard de votre relation. Au point que ces femmes pouvaient se croire acceptées en tant que couples par leur famille, qui les invitait aux événements familiaux, mariages et autres. C’est plus facile de présenter deux femmes comme « meilleures amies » aux proches que ça ne le serait de deux hommes. Tout est dans le non-dit, personne ne posant vraiment de question, et au bout de quelques années, ces femmes avaient le sentiment d’être acceptées.

-Dans quelle mesure la situation a-t-elle évolué?

-La société a changé, et l’acceptation des gens également. La jeune génération affirme son identité LGBTQ avec plus de force, une évolution à laquelle ont contribué internet et les médias. Mais pour l’ancienne génération, qui a grandi quand l’homosexualité était illégale à Hong Kong, c’est différent : ce genre de chose reste dans votre ADN, vous gardez l’impression que c’est immoral, illégal, etc. La plupart d’entre eux trimballent donc toujours une sorte de honte, alors que les jeunes sont beaucoup plus à l’aise. Et la société dans son ensemble est plus tolérante désormais, notamment parce qu’on a pu voir que dans de nombreuses sociétés occidentales, il y a des mariages entre personnes d’un même sexe, c’est légal. Cela a profondément modifié l’opinion des gens ces dix dernières années.

-Vous n’avez pas voulu faire d’All Shall Be Well un film militant…

-Jusqu’à un certain point, le film se fait la vitrine du manque de droits de la communauté LGBTQ à Hong Kong. Pour autant, je n’ai pas voulu apparaître comme un porte-parole revendiquant des droits plus nombreux, parce que j’ai l’impression que ces films existent déjà. Il me semblait plus important de m’attacher aux relations, parce que le manque de droits n’a pas seulement un impact sur l’argent et les biens matériels, il affecte aussi les relations humaines, comme entre Angie et les membres de sa belle-famille. La relation ne cesse de se détériorer parce que les gens ont bien sûr tendance, quand leur intérêt personnel est en jeu, à ne penser d’abord qu’à eux-mêmes. Une réalité dont j’ai voulu témoigner sous un angle avant tout humain.

-Vous veillez à ne juger aucun de vos personnages. Dans votre film, chacun a ses raisons…

-Lors des interviews, les femmes que j’ai rencontrées m’ont expliqué combien leur relation avec la famille avait changé rapidement. L’une d’entre elles m’a par exemple raconté que la famille de sa compagne l’avait appelée le soir-même de son décès pour lui demander où se trouvaient ses montres et les leur ramener, pour qu’elle porte sa plus belle montre lors des funérailles. Une autre m’a dit que quelqu’un était venu pour changer ses serrures. Il m’a semblé que si je mettais ces histoires telles quelles dans le scénario, cela deviendrait rapidement fort mélodramatique et manichéen, les spectateurs regardant le film de façon assez détachée et identifiant directement les méchants et les héros, comme dans un conte de fées classique ou dans un Star Wars. Je ne voulais pas de ça, mais bien d’un film où chaque personnage présente différentes nuances, afin que le public soit à même de les comprendre et d’éprouver de l’empathie pour les membres de cette famille. Et que l’on puisse dès lors se demander ce que l’on ferait dans cette situation : si on avait besoin de cet appartement et que la loi nous autorisait à l’avoir, le donnerait-on à cette femme en sachant qu’elle était la partenaire de notre tante, ou estimerait-on qu’il doit nous revenir ? Je voulais que les spectateurs soient confrontés à un dilemme.

-Le ton du film aurait pu être très dramatique. Vous optez au contraire pour une approche posée. Pourquoi?

-Le sujet est en soi fort dramatique, avec une femme qui meurt après vingt minutes, et sa compagne qui traverse toutes ces épreuves. Il s’agit donc de gérer ça avec précaution, sans quoi le film deviendrait un soap-opera, avec des sentiments exacerbés en permanence. Je voulais qu’il y ait des moments où l’on puisse être vraiment avec le personnage d’Angie, parce que si on évolue dans cette société, en ayant connu cette pression pendant sa vie entière, on ne peut pas y échapper. C’est comme une cocotte-minute, où la pression couve. A un moment, nous avons envisagé de mettre de la musique, mais nous avons réalisé qu’alors, la tension se relâchait. Tandis que si on la retirait, c’était comme si Angie était dans un vide, avec la pression qui ne cesse de monter. Ce qui correspond plus, je pense, à ce par quoi elle passe.

-Vous faites de nombreux plans de transition sur les buildings de Hong Kong. Dans quelle mesure la ville a-t-elle constitué une inspiration?

-Elle l’a vraiment été: on peut voir, avec ces hauts buildings, combien la ville est congestionnée. Il y a un manque criant d’espace, ce qui rend très difficile le fait de se libérer et d’être soi-même, parce qu’on est toujours entouré d’autres gens et de ses voisins. J’ai tenu à présenter les choses verticalement, les appartements notamment, comme s’ils étaient tous les uns sur les autres. Même dans le columbarium et dans la mort, on se retrouve coincé dans une niche. En raison du manque d’espace, on est confiné dans de petits carrés étroits: c’est une métaphore du fait que tout le monde doit toujours être rangé dans de petites boîtes, et bien se comporter à l’intérieur.

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