« Toute l’histoire nous raconte qu’on a le choix »

« La plus précieuse des marchandises », de Michel Hazanavicius.

Cinéaste éclectique, Michel Hazanavicius s’est essayé avec un même bonheur aux genres les plus divers : pastiche avec OSS 117, cinéma muet avec le multi-oscarisé The Artist; biopic décalé avec Le Redoutable où Louis Garrel campait un mémorable Jean-Luc Godard, et l’on en passe. Adapté du livre de Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises le voit faire ses premiers pas dans le cinéma d’animation, médium idoine pour transposer à l’écran un conte bouleversant évoquant la Shoah mais aussi la figure du Juste. Rencontre.

-C’est le sujet du film qui a dicté le choix de l’animation?

-Le sujet et l’auteur, Jean-Claude Grumberg. Avant que le livre La plus précieuse des marchandises ne soit publié, il a envoyé les épreuves à Robert Guédiguian, parce qu’ils sont copains, et il lui a demandé s’il pensait qu’il y avait un film d’animation à faire. Il avait lui-même l’idée de l’animation, et cette intuition-là a semblé évidente et naturelle à tout le monde. La question de le faire avec des acteurs ne s’est même jamais posée. Il y a deux pôles, deux couleurs de narration dans le film: le coté conte, classique, avec la forêt, la neige, les bûcherons etc., et une partie historique et dramatique, qui est la déportation, l’extermination, le génocide juif. Dans les deux cas, pour des raisons totalement différentes, l’animation est l’outil le plus adapté.

-En quel sens?

-On pourrait tout à fait imaginer un conte avec des acteurs, mais dans l’inconscient collectif, l’animation est au cinéma ce que le conte est à la littérature, c’est-à-dire une manière de s’adresser à des enfants apparemment, mais en racontant des choses qui ne sont pas du pur divertissement pour enfants. Il y a toujours derrière les contes quelque chose soit de la philosophie, soit d’une mise en garde des dangers du monde. Et l’animation a un côté évident par rapport à cet univers, un peu disneyen première époque, une partie sur laquelle les enjeux éthiques ou philosophiques ne sont pas énormes. En revanche, sur la partie de la déportation et du génocide juif, il y a des enjeux beaucoup plus lourds moralement. On peut ouvrir un gros dossier sur la représentation de la Shoah, et l’animation nous a paru à tous, de manière très naturelle par rapport à cette histoire, être l’outil le plus adapté. Si on pense en creux, et qu’on admet que ce sont des acteurs, il y a déjà un problème de corps: je fais 1m85, un type comme moi sortant des camps, il faisait 27 kilos. Ce corps, cette souffrance est difficilement représentable, et quand bien même un acteur y arriverait, ce qu’on verrait, ce serait une performance, il y a quelque chose de gênant qui de toute façon ne marche pas. Le mensonge du cinéma, le fait que le cinéma reconstitue d’une certaine manière la réalité avec des acteurs, quelque chose ne passe pas très bien avec cette histoire. Et, en tant que réalisateur, j’ai un problème de hors-champ avec cette représentation: je sais qu’il y a un hors-champ confortable, une table de régie pas loin où, les acteurs qui prétendent incarner des déportés, si jamais ils ont froid, il y a des couvertures, du café,… Ce hors-champ m’empêche de croire. A l’inverse, il n’y a pas de hors-champ dans l’animation, il n’y a que des dessins qui ont été faits et qui n’ont une existence qu’à l’intérieur de ce film. A ce titre, il n’y a pas de mensonge, ils ne sont que ce qu’ils sont: une évocation, une suggestion, pas une reconstitution du réel mais vraiment une réinvention. Je ne dis pas que ça résout tous les problèmes, mais ça ouvre la porte à un endroit où vous pouvez évoquer des choses, on ne peut pas raconter la Shoah, on ne peut pas raconter des millions de vies. Et puis, de manière très simple, ce qui s’est passé dans les camps, si on voulait le montrer tel quel, ce serait insupportable, on rompt les principes du spectacle. Sachant cette impossibilité, on ne peut pas non plus raconter autre chose, notamment quand on s’adresse à des enfants. On ne peut pas leur faire croire que ça a été autre chose que ce que ça a été. Le seul chemin, c’est celui de l’évocation, de la suggestion et, à un moment, d’essayer de rendre supportable quelque chose d’insupportable. Les dessins étaient adaptés pour ça.

Le film suit une progression narrative de la fiction vers la réalité de l’horreur, mais aussi de l’animation vers des dessins au fusain où le spectateur est confronté à quelque chose de beaucoup plus violent. Comment cela s’est-il imposé?

-C’est quelque chose que j’ai un peu changé par rapport au livre. J’ai mis une ligne directrice au film, qui va de l’ultrafiction à la réalité. Ce que j’ai changé, c’est que cette réalité s’impose petit à petit dans le récit, notamment à travers les yeux des personnages. Le trait, l’ambiance accompagnent ce mouvement général du film parce que cette structure est une ligne de force à laquelle le graphisme s’accroche lui aussi. Vous parlez d’images assez violentes, la séquence est assez violente, mais les images ne le sont pas tant que ça: ce sont des images arrêtées, comme quand on est devant un tableau. Il n’y a pas d’image explicite, ce sont des visages un peu figés, comme peuvent l’être les corps de Pompéi, figés dans une expression de souffrance certes, mais ce n’est qu’une image, il n’y a pas d’action décrite. Ca permet à chaque spectateur d’y inscrire ce qu’il a envie, ou ce qu’il est capable de supporter comme idée de l’insupportable. Un enfant de neuf ans va bien comprendre qu’il y a quelque chose d’insupportable qui se joue là, mais il va le faire avec son imaginaire; un enfant de déporté aura le même sentiment d’insupportable, mais les images qu’il aura dans la tête seront évidemment beaucoup plus dures, violentes, explicites. Chacun participe au récit avec son éthique, sa morale, sa sensibilité, sa résistance, sa connaissance. Mais je ne voulais pas être explicite, parce qu’on s’adresse aux enfants, et qu’il fallait trouver une forme de délicatesse et de tact pour ne pas les traumatiser. Ne pas leur mentir, mais ne pas les traumatiser.

Vous vous étiez jusqu’à présent « interdit » de faire un film sur la Shoah. Qu’est-ce qui, dans le texte de Jean-Claude Grumberg, a eu raison de vos réticences?

-Ce n’est pas tant que je me l’étais interdit, mais je n’ai jamais été très à l’aise, même comme spectateur, parce que c’est comme si on convoquait chez moi spectateur des choses que je savais à l’avance, comme si le trajet émotionnel était déjà tracé et que j’étais quasi otage de ce qu’il fallait ressentir, penser, sans avoir le choix. Je n’ai pas du tout eu ce sentiment en lisant le livre de Grumberg, mais au contraire, celui d’une grande liberté pour une raison toute simple, c’est que la Shoah est évoquée, le génocide juif est évoqué, mais l’histoire ne regarde pas dans cette direction, elle regarde dans une direction complètement opposée. C’est-à-dire qu’elle met en valeur l’histoire des Justes, des gens qui, au moment où le monde s’écroulait, sont restés debout. Ils ont privilégié la vie, ils ont privilégié l’humanité, ils ont privilégié la dignité, sans même le décider. Le quotidien a fait d’eux des héros parce que naturellement, sans même y réfléchir, ils ont bien agi. Ca m’a parlé profondément, parce que je trouve que c’est intemporel, c’est universel, ça parle des hommes et des femmes, ça ne parle pas de la deuxième guerre mondiale, ça parle d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Toute l’histoire nous raconte qu’on a le choix: on a le choix d’être un salaud, mais aussi celui de bien se comporter, et je me suis senti complètement à l’aise…

Le contexte a aussi changé : pendant très longtemps, tant qu’il y avait des survivants, c’était le temps du témoignage. Cette manière de raconter appartenait aux survivants, leur parole était pour moi complètement prioritaire. Je suis juif venant d’Europe de l’Est, cette histoire, ce n’était pas la mienne, c’était celle de mes grands-parents, de cette génération, celle de mes parents qui ont été cachés pendant la guerre, mais pas vraiment la mienne. Ce n’est pas que je n’avais pas de légitimité, mais je n’étais pas spécialement attiré. Maintenant, les survivants disparaissent, et la manière de raconter doit être requestionnée, ou alors c’est la fin de la narration de cette histoire. Si on doit continuer à l’attacher uniquement et exclusivement aux survivants, alors, on ne pourra plus rien raconter. J’ai trouvé la forme littéraire qu’avait choisie Jean-Claude Grumberg étonnamment contemporaine et moderne dans son classicisme. Et j’ai voulu prolonger ce geste littéraire au cinéma.

-Aviez-vous, en vous lançant dans ce film, l’idée de la transmission?

-Un petit peu. J’ai quand même hésité, parce que c’est une responsabilité, et qu’il était quasi acquis, pour moi, que je ferais pas de film sur ce sujet. Il a donc fallu remettre en cause cette quasi-certitude, et il y a eu de l’hésitation. Un des éléments déclencheurs est venu en parlant avec Bérénice (Bejo): à l’époque, nos enfants avaient dix et sept ans. Elle vient d’une famille argentine qui a fui la dictature, nos enfants, argentins d’ailleurs, parlent espagnol, ils ont vraiment une identité sud-américaine qu’ils revendiquent. Sur leur judéité, il n’y a pas grand-chose, je n’ai pas vraiment fait ce travail de transmission de la culture familiale etc. Et c’est Bérénice qui m’a dit: « Regarde, même tes enfants, en fait, il faut que tu fasses ce film pour eux et pour les autres, pas que pour les tiens mais pour tous les gamins. » Donc, effectivement, cette notion de transmission, même si elle n’a pas été le moteur, m’a accompagné.

-Que vous le vouliez ou non, votre film résonne avec l’actualité. Qu’aimeriez-vous que le spectateur en retire?

-Vous avez raison de dire « que vous le vouliez ou non », parce que j’ai commencé il y a six ans. Non pas qu’il n’y avait pas d’antisémitisme, mais il n’était pas aussi décomplexé qu’aujourd’hui, il n’avançait pas à visage aussi découvert, il était encore honteux. Donc le film n’a pas été conçu comme une réponse à l’antisémitisme d’aujourd’hui. Mais c’est quand même une bonne réponse: je ne crois pas qu’on réponde à la violence par la violence, et en tous les cas, le contraire de la violence, l’opposition à la violence, ce n’est pas la violence, mais le calme. Et c’est un film qui a un message totalement humaniste, il accueille à bras ouverts, il accueille tout le monde. Le fait que ce soit un conte, et que le mot juif, le mot Shoah, le mot nazi n’y soient pas prononcés ouvre le film, et élève cette histoire à quelque chose de bien plus large. Ce n’est pas une histoire qui appartient aux Juifs ou aux Allemands, mais à l’humanité, elle nous raconte des choses sur l’humanité, donc sur chacun d’entre nous. Et ce qu’on raconte, c’est qu’on a tous en nous la possibilité de faire le choix de cette humanité, ce choix éthique de la dignité. Non seulement, c’est réconfortant, mais je trouve ça bien, aujourd’hui, de proposer cette figure héroïque : celui qui fait le bon choix, le choix du bien d’une certaine manière. C’est quelque chose que l’on peut emmener avec soi quels que soient les conflits, quelles que soient les guerres, quelles que soient les parties du monde dont on parle.

-Quelles ont été vos inspirations graphiques ?

-Quand j’ai lu le livre, j’ai vraiment eu l’impression d’un classique, et je voulais retrouver le même type de saveur sur le film. Cette couleur classique, au début, je me suis dit que c’était les premiers Disney, le classicisme de l’animation. Mais en fait, les visages et les personnages sont trop ronds chez Disney, je voulais au contraire des lignes brisées, des angles, des accidents, des choses plus cabossées, moins rondes et moins souples. Donc, j’ai été chercher dans la peinture classique non pas des références mais de quoi me nourrir. Et puis, j’ai vu une exposition du peintre japonais Hiroshige, qui faisait des estampes, et c’est un mélange des deux. Je me suis dit que si on faisait rentrer la peinture dans ces aplats, ces manières de styliser la neige, les arbres, les montagnes au loin, les cieux, cela pourrait donner quelque chose de bien en animation. Et avec Julien Grande, qui est devenu le directeur artistique du film, on est tombé sur le japonisme et sur ces peintres qui ont été très influencés par les estampes japonaises et ont travaillé avec des aplats, pour arriver à une espèce d’illustration, de gravure de livres des années 30 en gros.

Jean-Louis Trintignant prête sa voix au narrateur pour ce qui restera son dernier rôle. Le résultat est très troublant…

-Cela s’est passé très simplement. Je l’ai appelé, il m’aimait bien, ça tombait bien. Je lui ai envoyé le texte, et comme il était aveugle, sa femme Marianne le lui a lu. Ca lui a plu, je ne sais pas si ces questions le hantaient, mais elles étaient lourdes pour lui. On s’est beaucoup parlé au téléphone, j’ai été le voir, Marianne lui a fait apprendre à l’oreille. Et puis, un jour, on est descendus dans le Sud, on avait loué un studio pas très loin de chez lui, vers Avignon, et il a délivré le texte. C’était très beau de voir ce vieil acteur, avec cette voix si belle, dire ce texte d’une vieil auteur qui s’adresse à des enfants. Et aujourd’hui, c’est d’autant plus troublant qu’on a vraiment le sentiment qu’un fantôme rentre dans la pièce quand on entend sa voix de là où il nous parle. Comme le film parle aussi d’un fantôme, de quelqu’un qui a été chez les morts et en est revenu, cette dernière voix a quelque chose de très troublant aujourd’hui.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *