On n’attendait pas vraiment les jumeaux Zoran et Ludovic Boukherma, découverts avec le film de loup-garou Teddy avant de poursuivre dans le cinéma de genre avec L’année du requin, sur le terrain de l’adaptation littéraire. Un pari que le duo relève pourtant avec brio avec Leurs enfants après eux, inspiré du roman éponyme de Nicolas Mathieu, prix Goncourt en 2018. Et de livrer une fresque embrassant les années 90, chronique sociale et récit d’apprentissage s’imbriquant harmonieusement dans une petite ville de l’Est de la France durement touchée par la désindustrialisation. Un projet dont les deux frères nous parlaient à l’occasion du Festival du film francophone de Namur.
-Alors que vos films précédents étaient des scénarios originaux, vous vous êtes cette fois attelés à une adaptation littéraire. Comment ce projet s’est-il présenté?
-Ludovic: on est venus nous chercher. Tout a commencé début 2022 par une rencontre avec Gilles Lellouche qui devait réaliser une adaptation de Leurs enfants après eux et en faire une série. L’idée était de collaborer sur l’écriture de la série et de peut-être réaliser des épisodes ensemble, mais c’est resté en suspens. Nous avons alors lu le livre, et l’avons trouvé fantastique : ça ressemblait à notre adolescence, ça nous parlait. Gilles étant absorbé par L’amour ouf, il n’avait plus le temps de s’occuper de l’écriture de la série. Nous avons récupéré le projet, en écriture à la base, et on a eu la sensation que ce serait peut-être mieux d’en faire un film, parce que l’histoire méritait vraiment le grand écran. Nous avons donc proposé aux producteurs d’en faire notre film.
-Zoran: chose paradoxale, en lisant le livre, on s’est dit qu’on pourrait faire notre film le plus personnel, alors que c’est le livre de Nicolas Mathieu. On s’est tellement retrouvés dans cette jeunesse, dans cette France périphérique, dans toutes les problématiques, la séparation des parents, l’alcoolisme… qu’on avait l’impression de pouvoir mettre beaucoup de nous dans cette histoire qui n’est pas la nôtre à l’origine.
-Comment avez-vous procédé pour vous approprier le roman?
-Ludovic: le livre est très narratif, donc propice à l’adaptation. Ce qui nous a sauté aux yeux en le lisant, c’est qu’il y a quatre étés, mais aussi des passages un peu rapportés entre ces étés, notamment tout un passage où Hacine va au Maroc. On a voulu se recentrer sur ce qui était de l’ordre du temps présent dans le livre, peut-être parce que nous, d’expérience, ayant grandi dans un petit village du Lot-et-Garonne, on ne partait pas en vacances étant petits, on restait toujours sur place. Le livre racontant le déterminisme social, le fait de reproduire le même schéma que ses parents, on aimait bien l’idée d’enfermement, et le point de vue a été de toujours laisser la caméra dans la ville de Heillange, de ne jamais en sortir, et que dès que les personnages iraient ailleurs, ça ne serait que rapporté, mais pas filmé. Le premier angle qu’on a eu, c’est d’enlever tout ce qui n’était pas du temps présent et dans la ville.
-Vous vous recentrez aussi sur le personnage d’Anthony…
-Ludovic: un peu plus. Le livre, c’est quand même Anthony, même s’il y a plus de points de vue. On a resserré un peu.
-Zoran: dans le livre de Nicolas Mathieu, l’analyse sociologique est tellement forte que c’était une pression supplémentaire. Le livre a une justesse en raison des digressions, des commentaires sociologiques, et on se demandait comment retranscrire ça dans le film. Avec ce qu’on a enlevé, le film se recentre effectivement sur Anthony, mais on aimait bien que l’idée de déterminisme social soit incarnée par une romance un peu manquée, et que si à quatorze ans, tout semble possible, l’histoire est une espèce d’entonnoir qui se resserre. C’est un jeu d’oppositions qui se déplace: on a l’impression que l’antagonisme se situe entre Anthony et Hacine, alors qu’il se situe entre Anthony et Stéphanie, qui est d’un milieu plus bourgeois et va avoir la possibilité de partir et de faire des études, alors que lui va rester, « assigné à résidence ». Nous avons pensé l’histoire comme cette opposition qui se déplace, et le fait qu’en grandissant, Anthony se rend compte qu’il appartient à la même classe sociale que celle de Hacine, qui s’est retrouvée coupée en deux à la fermeture de l’usine. On s’imagine que leurs pères travaillaient ensemble, qu’ils étaient peut-être soudés par la lutte des classes, ce qui a disparu dans les années 90. Et du coup, on se retrouve à avoir Anthony et Hacine qui sont des ennemis de circonstance au début, mais qui appartiennent en fait au même monde, et s’en rendent compte en grandissant.
-Vous avez fait du livre un pur objet de cinéma, en gommant tous les passages les plus explicatifs…
-Zoran: on s’est dit que filmer le haut-fourneau nous évitait de faire un commentaire. On adore les digressions de Nicolas Mathieu, son analyse sociologique est tellement belle qu’on s’est demandé ce qu’on allait en faire, si on allait mettre une voix off ou pas. Quand on entend l’auteur cité en voix off, je trouve ça moins intéressant. On est arrivés à la conclusion qu’en faisant confiance à des costumes et à des décors, cela parlerait de soi-même. Et que montrer une usine dans laquelle la végétation pousse et les hauts-fourneaux sont à l’arrêt raconterait peut-être tout simplement la fin d’un monde, sans qu’on ait besoin de commenter plus.
-Après deux films de genre, votre palette s’élargit sensiblement avec Leurs enfants après eux. C’est un désir qui vous travaillait?
-Zoran: l’aspect social était présent dans nos autres films. Dans Teddy, l’envie de départ était quand même de faire un film sur l’exclusion, sur la France périphérique, sur l’absence de perspectives, le complexe de classe aussi, ça précédait presque le genre. Pour nous, le genre est un prétexte pour parler aussi de cette France périphérique, et il y avait un lien assez naturel entre ces films. On n’a pas envie de se cantonner au genre exclusivement : notre tout premier film était une comédie dramatique sociale, les premiers scénarios qu’on a écrits n’étaient pas des scénarios de genre. Après, le paradoxe, c’est qu’on a quand même abordé Leurs enfants après eux comme un exercice de genre quelque part: le film-fleuve peut être un genre à part entière, et on y a mis une touche du western.
-Ludovic: ce qui est marrant, c’est que le premier bouquin de Nicolas Mathieu, Aux animaux la guerre, c’est aussi du genre, c’est un polar, et nous, on trouvait des résidus de genre dans son écriture dans Leurs enfants après eux. Il vient de là aussi, et il y avait déjà cette tension présente dans le livre. Du coup, on s’est servi, pour la mise en scène, de ce qu’on avait appris dans nos films de genre, et on en a insufflé un peu dans celui-ci.
-On a aussi l’impression que vous projetez un imaginaire américain sur quelque chose qui est très ancré dans cette France périphérique…
-Zoran: oui, c’est peut-être donner un écrin de cinéma à des histoires très ordinaires qui sont un peu celles de tout le monde. C’est aussi une culture dans laquelle on baigne. Quand on a grandi à la campagne, on regardait beaucoup de films américains, on écoutait de la musique américaine, notre quotidien était un quotidien de France périphérique mais notre imaginaire était imprégné de ça.
-Ludovic: notre façon de procéder, c’est qu’à la fois, on aime filmer la France périphérique, là où on a grandi, mais qu’on a toujours envie de la mettre un peu à distance par la mise en scène. Sur nos films précédents, on le faisait par l’utilisation du grand angle, ce qui permettait d’éloigner le décor, et donc de moins le voir, parce que si nous adorons que nos films soient ancrés en France, nous avons aussi l’obsession que cela ne ressemble pas trop à la France. Là, pour Leurs enfants après eux, nous avons recouru à une sorte de filtre. Chaque fois, on essaie de trouver des subterfuges pour cacher ce qu’on n’aime pas de la France, ces trucs débiles genre mobilier urbain, panneaux, qu’on n’aime pas filmer et qu’on tente de masquer. Est-ce que c’est pour aller vers les Etats-Unis? Je ne sais pas, mais peut-être inconsciemment.
-Zoran: on s’est inspirés de The Deer Hunter pour l’univers, parce qu’on aimait bien l’idée d’une ville industrielle qui côtoie une nature foisonnante et majestueuse. Dans The Deer Hunter, il y a la montagne à côté de la ville. Et là, on a rapproché artificiellement un lac des Vosges et une ville de Moselle qui n’est pas du tout proche géographiquement, avec l’intention d’avoir deux espaces très différents qui se côtoient : l’un, merveilleux, peut-être plus lié à l’enfance au début du film, avant que la brutalité du réel ne vienne prendre le pas.
-Ludovic: le lac est un peu le domaine de l’adolescence et de l’innocence. Après, dès qu’Anthony rencontre Stéphanie, ça correspond à la phrase du livre où il dit: « Il fallait bien que tout commence ». Il vient se heurter au réel à travers cette histoire d’amour, on arrive sur les hauts-fourneaux et sur la ville, avec un contraste entre ces deux univers.
-Comme Teddy, Leurs enfants après eux parle de la France périphérique et du déterminisme social. Pourquoi était-il important à vos yeux d’y revenir?
-Zoran: c’est fondateur chez nous, comme le sentiment de constituer une exception. On a eu la chance de partir et de faire autre chose, mais on ne considère jamais cela comme un règle, on est un cas un peu à part. Il y a aussi l’envie de parler de cette France-là sans faire non plus dans le misérabilisme. L’histoire de Leurs enfants après eux est dure, mais on voulait que le film raconte qu’elle recèle de la beauté. C’est aussi l’histoire de notre famille, et on voulait faire un film pour notre famille, un film qui lui parle. C’est fondateur chez nous, même le complexe de classe : on a très vite ressenti le désir de partir de là où on a grandi, presque par rejet. Et le cinéma est venu comme un moyen de s’échapper de ce milieu social d’origine. On y revient parce que, forcément, ça nous passionne.
-Ludovic: on a un peu écrit pour s’enfuir de ce monde-là, à l’origine, et on s’est rendu compte, en allant à Paris et en écrivant, que tout ce qu’on faisait nous ramenait à cette France-là, parce que c’est celle qu’on a connue. Ce qu’on aime aussi dans cette histoire, c’est qu’elle remet au centre ce qu’on a appelé la France des invisibles pendant les gilets jaunes, et qui est la France de l’écrasante majorité des gens.
-En quoi l’ancrage dans les années 90 était-il fondamental?
-Ludovic: c’est la dernière génération à avoir grandi sans internet. L’histoire d’amour fonctionne bien dans ce contexte, parce qu’à partir du moment où Stéphanie n’est pas là, elle disparaît, il n’y a pas les réseaux sociaux, il ne peut pas la suivre sur Instagram, les contacts sont plus difficiles, on ne s’écrit pas de SMS et il y a ce mystère qu’on trouve dans les histoires d’amour. Nous, on a grandi un peu après, on était ados dans les années 2000, mais on a eu internet et des téléphones tard, et on se retrouvait vachement dans cette façon de vivre l’adolescence où on est loin les uns des autres. Et il y a le contexte social aussi.
-Zoran: c’est la première génération qui n’a pas l’usine en toile de fond. En France, beaucoup d’usines ont fermé dans les années 80, c’est un peu les prémices de la France d’aujourd’hui, avec la montée du Rassemblement national, où les descendants d’immigrés sont stigmatisés par les descendants de Français de souche, si tant est que ça veuille dire quelque chose. C’est le début de ce qu’on vit aujourd’hui.
-Ludovic: Nicolas Mathieu a situé l’histoire à cette époque-là pour cette raison aussi : c’est l’abandon de la lutte des classes par la gauche, et la scission de la classe populaire en deux.
-Paul Kircher crève une fois de plus l’écran dans le rôle d’Anthony. Vous aviez pensé à lui dès le départ?
-Ludovic: ce qui est paradoxal, c’est qu’il est très différent du Anthony du livre, qui est petit, trapu, bagarreur, faisant même peur aux adultes tellement il est brut. On a bien aimé que Paul soit le contraire de cet Anthony-là: beaucoup plus rêveur, lunaire, parce qu’on voulait que le personnage ait une certaine douceur. On a un goût, dans notre cinéma, pour les personnages qui sont un peu à l’écart, un peu étranges, pas totalement adaptés au monde. Et sa douceur allait de pair avec celle de Sayyid El Alami, l’interprète de Hacine. On voulait deux personnages très doux, pour qu’on ait l’impression qu’ils reproduisent la violence des pères, mais qu’elle ne leur est pas inhérente. Quand ils ont quatorze ans, ils s’expriment de façon très violente parce qu’ils reproduisent la violence de leurs pères. Mais peut-être qu’il y a de l’espoir, et qu’en grandissant, leur douceur leur permettra au moins, à défaut de changer de classe sociale, de ne pas reproduire cette violence ad vitam aeternam.