Bernard Giraudeau l’avait incarné au mitan des années 90 dans un téléfilm de Robert Enrico, bientôt imité par Bruno Granz devant la caméra d’Anand Tucker; c’est aujourd’hui au tour de Louis Garrel de revêtir la tenue d’aviateur d’Antoine de Saint-Exupéry dans le film que lui consacre le cinéaste argentin Pablo Agüero. Mieux qu’un biopic, son Saint-Ex se veut un « hommage librement inspiré des aventures » de l’auteur du Petit Prince. Et se concentre sur un court moment de son existence situé en 1930 lorsque, pilote de l’Aéropostale en Argentine, il allait se lancer dans une entreprise insensée, partant à la recherche de son ami Henri Guillaumet (Vincent Cassel), disparu dans la Cordillère des Andes. Un épisode fondateur au coeur d’un film d’aventures existentiel, évocation poétique s’écartant du naturalisme pour embrasser la texture du rêve.
Si Pablo Agüero s’est emparé de la figure de Saint-Ex, c’est parce qu’un lien intime pour ainsi dire l’unit au pilote-écrivain, ainsi qu’il nous le confiait lors du dernier Festival International du Film Francophone de Namur. « J’ai rencontré l’oeuvre de Saint-Exupéry dans ma tendre enfance raconte le réalisateur, originaire d’une petite ville de Patagonie. Ma mère et moi étions sans domicile fixe à une époque, et on nous avait logés dans une chambre où quelqu’un avait peint sur le mur l’astéroïde et le Petit Prince. Je viens de nulle part, j’ai grandi dans une cabane où on n’avait pas l’électricité, dans une ville où il n’y avait pas de cinéma. Mon premier contact avec l’idée de raconter des histoires est venu par les livres et les dessins, et Le Petit Prince est le premier livre que j’ai appris à lire. » Et de poursuivre: « J’aime penser que Saint-Ex était mon premier projet de film. Enfant, je dessinais dans les marges du Petit Prince, c’était ma première bande dessinée. Je vivais au pied de la Cordillère, là où son ami Guillaumet est tombé, je jouais à faire des petites animations au-dessus des montagnes, et j’ai commencé à avoir une vision qu’on pourrait appeler cinématographique alors que je ne connaissais rien au cinéma. On pourrait considérer que c’est la graine d’où ont germé mes autres films – Pablo Agüero est l’auteur d’une demi-douzaine de longs métrages -, et ensuite, il y a eu un long processus pour découvrir les éléments qui me permettraient de faire Saint-Ex. »
La naissance de Saint-Ex
Après avoir écarté l’idée d’une adaptation de Vol de nuit – « c’est un récit qui est beaucoup plus poétique que dramatique » -, Agüero découvre l’épopée incroyable de Guillaumet, crashé dans les Andes qu’il avait tenté de franchir aux commandes de son avion pour acheminer le courrier plus rapidement, et survivant seul par des températures pouvant descendre jusqu’à -40 avant d’être secouru par son ami Saint-Exupéry. « Ca m’a donné un récit d’aventures, quelque chose d’un peu viril, à l’ancienne, mais ne correspondant pas à Saint-Ex, qui est un personnage plus moderne, plus fou, il manquait une dimension poétique. » La solution viendra de la découverte d’un documentaire où sont interviewées les petites princesses d’Argentine, le propos débordant du cadre du film d’aventures et de la bromance pour caresser la genèse de l’oeuvre. « C’est pendant cette aventure que Saint-Ex trouve les inspirations du Petit Prince, s’enthousiasme le réalisateur. Ces deux jeunes filles d’origine française, qu’il appelait les petites princesses d’Argentine, avaient un renard, un serpent, tous les éléments du Petit Prince étaient là et pourtant ils ont été ignorés. C’est la seule source historique évidente que j’ai trouvée comme inspiration du livre. Il les avait rencontrées suite à un accident d’avion, au milieu de nulle part. Saint-Ex lui-même avait proposé à Jean Renoir de faire un film sur cette histoire. Il y a aussi l’île aux oiseaux, qui a inspiré le célèbre dessin, ou le petit berger, qui a été décoré des années plus tard par Jacques Chirac: Le Petit Prince est là en filigrane, ou plutôt la naissance de l’écrivain, la naissance du poète et la naissance du grand pilote engagé. La vie de Saint-Ex est condensée par métonymie dans cette semaine-là, qui l’a forgé et transformé à l’âge de trente ans. »
Aux lourdeurs d’une reconstitution historique classique, Pablo Agüero a préféré s’attacher à montrer « le making-of de l’imaginaire » de l’auteur de Terre des hommes. « Si on fait un film sur Saint-Ex, ça doit être à la fois un film d’aventures et un conte philosophique, relève-t-il. La vérité de Saint-Ex, c’est de faire un film à son image. Van Gogh disait: « Des mensonges si l’on veut, mais plus vrais que la vérité littérale », chercher la quintessence de quelque chose plutôt que copier. Dans l’esthétique, dans la recherche, j’ai voulu faire un film qui n’ait pas la prétention de dire la vérité historique, la réalité. Je ne crois pas à la réalité dans le cinéma, c’est un montage. Je pense plus honnête de montrer au spectateur qu’un film est forcément une fantaisie qui est là pour le faire rêver, pour l’aider à se construire. C’est plus honnête, et plus cohérent avec le personnage de Saint-Ex : Saint-Ex, c’est la puissance du rêve, ce qui fait qu’on combat le monde tel qu’il est par le rêve. On n’accepte pas le monde comme il est, mais plutôt qu’utiliser des armes, on construit de nouveaux imaginaires. C’est ça qu’esthétiquement le film essaie de faire. »
La réalité n’est pas réaliste
Onirique et presque irréel dans son dépouillement, Saint-Ex n’en est pas moins ancré dans le paysage argentin, le tournage s’étant espacé pendant deux ans sur la Cordillère et en Patagonie : « On a tourné dans des conditions extrêmes. Au début, on est allés dans l’extrême sud de la Patagonie, en haut de montagnes inaccessibles, pour obtenir quelque chose d’organique. Si ça n’a pas l’air réel, c’est parce que la réalité n’est pas réaliste parfois. Dans ces endroits extrêmes, on a l’impression d’être sur la planète Mars, on tenait à cette sensation de pionniers. Au début, les drones qu’on utilisait tombaient tout de suite, les batteries se gelaient et ils se crashaient. Et il y avait aussi une question de résistance physique, mais c’est moins lourd que la pression d’un tournage en studio, au moins on s’amuse. » La suite, ce sera un travail patient et minutieux pour trouver une palette sonore et visuelle d’une apparente simplicité: « On a un peu imité Saint-Ex qui, pour Le Petit Prince, cherchait un dessin qui paraisse presque naïf et un peu maladroit, recherche de simplicité qui a nécessité une quantité incroyable d’esquisses… »
En émane un film original et audacieux, porté aussi par un élan romantique qu’incarne idéalement Louis Garrel: « C’est un rêveur. Je n’ai pas choisi un acteur qui ressemble physiquement aux photos de Saint-Ex, mais plutôt qui soit dans l’esprit, la quintessence du rêveur aveugle qui va foncer sans voir où il va. Louis est la quintessence de ce personnage-là, il est déjà en lui, c’est pour ça qu’il était à mes yeux le seul acteur français à pouvoir incarner Saint-Exupéry. » Pour se pénétrer du personnage, l’acteur a notamment écouté les enregistrements de l’écrivain, moins pour l’imiter que pour en traduire l’essence: « On s’est rendu compte à quel point ces personnages, lui, Jean Renoir et d’autres de l’époque, étaient comme dans une espèce d’ivresse permanente. Parfois au sens propre: ils picolaient, ils étaient complètement survoltés, il y a une dimension comique au personnage, un anti-héros qui brûle la vie par les deux bouts. On s’est inspirés de cet esprit-là et surtout, on a travaillé une forme d’inconscience. Beaucoup d’acteurs, en particulier en France peut-être, essaient de se valoriser eux-mêmes, d’être auto-conscients. Et nous, on a a plutôt pensé à des acteurs américains qui n’ont pas peur de se ridiculiser, d’être plus bêtes qu’eux-mêmes, on cherchait cette forme d’innocence de Saint-Ex, un côté brut et inconscient. »
Rêveur-né, mais néanmoins engagé, Saint-Ex défrichant d’ailleurs également un horizon politique, entre essor du capitalisme sauvage et montée du fascisme. Pour trouver là une résonance toute contemporaine : « Quand il dit à la fin « qu’est-ce que je peux moi, tout seul, contre le fascisme? », c’est la question que se pose chaque citoyen quand il voit la conjoncture historique où l’humanité peut partir dans l’idée que la solution va être d’écraser l’autre. Que fait-on quand on voit que la société va évoluer dans ce sens, ce qui n’est pas seulement nocif par rapport à l’altruisme, mais même d’un point de vue pragmatique puisqu’on sait que ça ne va pas marcher, que la violence va générer de la violence? Cet homme, qui était un écrivain, un intellectuel, qui n’était pas un pilote de guerre mais qui décide, quand il n’a plus la forme physique de piloter un avion, d’aller s’engager dans la guerre avec des avions n’ayant pas d’armes, et de devenir un symbole, ça nous parle en tant que citoyens. Moi, en tant que cinéaste ou n’importe qui, dans son métier, comment peut-on apporter son petit grain de sable? Saint-Ex s’est engagé physiquement vers la mort, mais aussi à travers l’imaginaire: je pense qu’il était conscient qu’il était plus important comme symbole que comme soldat. Comme symbole, c’était important que Saint-Exupéry, qui était une star aux Etats-Unis, partout, s’engage et aille donner sa vie dans la lutte contre le fascisme, ça allait rester pour l’Histoire et encourager d’autres gens. C’est ce qui rend le film nécessaire, au-delà du fait qu’il soit intéressant ou amusant. » Et Pablo Agüero de conclure: « Pour moi, Saint-Ex représente la résilience, l’homme qui est en contact avec la mort et la solitude, et qui va rebondir à chaque fois. C’est cette force de vie, à la fois joyeuse et mélancolique, et du coup, c’est un message de vie et de survie, d’acharnement sur ses convictions et son attachement à son propre imaginaire. Tous ses livres nous apprennent, d’une manière très différente, à vivre avec notre part de mélancolie, à l’assumer et à grandir comme ça. »
Saint-Ex
Aventures/Biographie, de Pablo Agüero. Avec Louis Garrel, Vincent Cassel, Diane Kruger.