Emma Benestan, on l’avait découverte avec Fragile, où elle revisitait la comédie romantique sous le soleil de Sète. Fidèle au Sud – elle est originaire de Montpellier -, la réalisatrice franco-algérienne a situé Animale, son second long métrage, dans une manade en Camargue. Un cadre où l’on découvre Nejma – l’épatante Oulaya Amamra, qu’avait révélée Divines, et déjà de Fragile -, une jeune femme travaillant dans un élevage de taureaux tout en se préparant à participer à sa première course camarguaise, se frottant à un univers hyper-masculin avec ses codes et ses rituels. Pour, une fois son rêve accompli, émerger de la fête comme d’un trou noir, son corps entamant une profonde métamorphose. Le coeur d’un film empruntant les voies du cinéma de genre pour interroger la violence faite aux femmes, et une fascinante proposition de cinéma dont la cinéaste nous parlait à l’occasion du récent Cinemamed.
-D’où vient l’envie de situer Animale dans le milieu de la course camarguaise ?
-L’idée est multiple. J’ai grandi à quarante minutes du territoire où j’ai tourné, où j’avais déjà fait deux documentaires. J’étais en tournage d’un film sur une jeune raseteuse, Marie Segrétier, la première femme a être descendue dans l’arène, et j’assurais en même temps la direction artistique pour la série Vampires, pour laquelle je revoyais tous les films de genre que j’aimais pour essayer d’abreuver les réalisateurs de références. Je me trouvais en Camargue, ce territoire magique et envoûtant, face à Marie Segrétier, qui vivait plein de choses différentes, et j’ai eu envie d’aller plus vers la fiction, et de creuser cette question-là, mais avec un personnage et non à travers un documentaire. Dans le documentaire, on a une responsabilité vis-à-vis des gens dont on va montrer la vie, tandis que là, j’avais vraiment envie d’exprimer mon point de vue sur cette réalité. De là ont découlé d’autres envies : que le genre métaphorise un propos sur le corps; de lier une jeune femme avec un taureau, un animal associé au masculin qui m’a toujours fascinée; et après, de détourner les codes pour essayer d’interroger la violence.
–A l’origine, d’où vient votre fascination pour le taureau ?
-J’ai grandi dans une région où le taureau est vénéré. Quand j’avais 12-13 ans, on allait voir des toro-piscines, assister à des courses, on se retrouvait, adolescent, adolescente, avec son amoureux ou ses copains en train de traîner dans le village, et tout d’un coup, il y avait une abrivade, un taureau qui arrivait avec des gardians, et il fallait se planquer, monter sur les voitures. Après, je me suis rendu compte de la spécificité de cet animal, très beau et imposant, avec en même temps quelque chose d’ultra-fragile dans son regard, d’ultra-vulnérable. Ce n’est pas un prédateur, c’est un animal qui mange de l’herbe, mais avec ses énormes cornes qui le protègent et font penser à une couronne, il a quelque chose de majestueux. A Nîmes, il y a une statue de taureau, aux Saintes-Maries aussi, c’est un animal qui faisait partie de la région, et que je trouvais fascinant.
-Pour le profane, la course camarguaise évoque la corrida, mais c’est fort différent, il n’y a pas de mise à mort, notamment…
-Ca n’a rien à voir. Le taureau n’est pas mis à mort, et plus que la non mise à mort, il est vénéré. En corrida, on va voir les toreros, en course camarguaise, on va voir les taureaux, les gens se déplacent presque plus pour les taureaux que pour le raseteur. Et les taureaux les plus braves, on les enterre debout, face à la mer. Il y a une dimension animiste qui surprend dans un monde taurin qu’on imagine souvent sanguinaire et complètement en domination sur l’animal.
-Comment avez-vous appréhendé le monde de la course camarguaise, et comment y avez-vous fait passer l’idée d’un western féministe, alors qu’il s’agit, à l’évidence, d’un univers fort masculin?
-Ce n’était pas un milieu qui voulait de moi au départ, mais je les comprends aussi: il n’y a aucune représentation de la course camarguaise, et pas beaucoup de fictions liées avec des traditions. On prend la Camargue comme un décor de carte postale, avec des chevaux sauvages etc., mais ce n’est jamais au coeur, alors que chez moi, le territoire et les traditions étaient au centre de l’intrigue. Ils avaient l’impression de voir débarquer une petite Parisienne voulant faire un western féministe qui les malmène. J’y ai passé beaucoup de temps en amont, et puis, ayant grandi pas loin, je ne me sentais pas dans une illégitimité totale : même si je ne suis pas née en Camargue dans un ranch de taureaux, je ne suis pas quelqu’un qui fantasme la tradition, puisque j’avais vécu avec elle dans mon inconscient. Et comme j’avais tourné ces deux documentaires, j’avais appréhendé un peu le système de la course, j’avais rencontré des gens, ça m’avait beaucoup inspirée. La clé, c’est de passer toujours beaucoup de temps avec les gens et d’être très sincère. Au début, on se dit qu’on ne va pas y arriver, parce qu’ils n’ont pas envie du film, mais au fur et à mesure, on a eu des alliés, les gens ont vu mes films précédents et comment je travaillais, et ils m’ont fait confiance. Le film n’est pas pour moi un documentaire sur la Camargue, mais il est très ancré dans la tradition. Je raconte quelque chose que j’avais profondément envie de raconter, et qui se déroule dans le milieu de la course camarguaise, mais qui pourrait se passer dans le cinéma aussi. Quand j’ai eu fini le film, je me suis rendu compte que la violence que je racontais était aussi très intime, elle venait de moi, dans un milieu encore assez machiste, très masculin, où il y a des jeux de pouvoir et où, en fait, en tant que femme réalisatrice, on dénie un peu la violence qu’on peut vivre dans cette place qu’on a et qui est nouvelle. Je me réjouis qu’il y ait de plus en plus de réalisatrices, mais quand j’ai commencé, ce n’était pas évident. Etre sincère, et avoir envie de raconter quelque chose en prenant la reine de ces traditions, mais en précisant qu’on n’est pas dans un documentaire et en même temps pourquoi on a besoin de raconter ça, m’a permis d’avoir des alliés.
–Animale convoque un imaginaire de western. Jusqu’où le western classique vous a-t-il nourrie ?
-Il m’a beaucoup nourrie quand j’étais plus jeune. J’adore un film comme La prisonnière du désert, un chef-d’oeuvre absolu, de même qu’un des seuls films où il y a des femmes qui sont le coeur du film, Johnny Guitar, de Nicholas Ray, que je trouve exceptionnel. Les westerns m’ont nourrie, mais avec le côté où toutes les personnes qui sont racisées ou sont des femmes y sont violentées sans jamais être le premier plan de l’action. Elles ont très peu de choses à jouer, et sont soumises à un système qui les malmène, à part dans Johnny Guitar. Ayant vu beaucoup de westerns avec mon père, et ayant un amour de ce genre-là, qui a une tradition en Camargue, où il y a des westerns depuis les années 70, j’avais à coeur d’essayer de le réinventer à ma manière, en mettant un personnage de femme racisée au centre de l’intrigue, et en interrogeant la violence. Le western m’a aussi beaucoup inspirée par son langage visuel, pour que le paysage soit un vrai personnage du film.
-Le récit est très ancré dans une réalité précise, celle des manades et de la course camarguaise, mais vous lui donnez aussi une dimension fantastique, par le paysage notamment. Pourquoi avoir choisi de parler de la violence faite aux femmes par le prisme du genre ?
-Ado, je regardais Buffy contre les vampires, que beaucoup de gens trouvent kitsch, mais qui est une série de genre parlant des traumas. Buffy, elle invite les femmes et les hommes à prendre un pieu et à tuer le vampire, qui est une métaphore du violeur. Et moi, j’ai appris à traverser mes émotions d’adolescente contrariée à travers Buffy, que ce soit la question de la sexualité, de la perte, ou de la mort. Je suis arrivée à un moment où, en tant que cinéaste, j’avais envie de faire ce pas de côté, et j’avais envie de la métaphore : je ne voulais pas juste raconter quelque chose frontalement, parce que c’était plus fort si je vous faisais passer par des émotions, des sensations physiques, sensorielles ou étranges pour vous raconter ce qu’est un déni, ce que c’est de se sentir détaché de son corps dans le monde, ou de ne pas comprendre la violence dont on a été victime. C’était plus fort, et ça me permettait d’avoir un lien empathique avec le spectateur. Le genre a ses codes et ses règles, et après, ce qui est intéressant, c’est de nous, cinéastes, nous dire à quel moment je reprends ces codes, et à quel moment je fais un pas de côté pour raconter quelque chose qui m’est propre, ce que j’avais déjà essayé de faire avec ma comédie romantique, Fragile.
-Vous avez évoqué la notion de territoire. Votre premier long métrage se déroulait à Sète, celui-ci pas bien loin: pourquoi cet ancrage est-il fondamental pour vous ?
-Parce qu’en tant que sudiste, dans un territoire qui a toujours été la carte postale des gens de Paris ou d’ailleurs, j’ai rarement trouvé un cinéma qui mettait à l’honneur les choses que je voyais, qui appartenaient à ma région, et qui étaient totalement originales et particulières. J’aime le fait que le territoire est non interchangeable: quand j’écris Fragile, le film ne peut pas se tourner ailleurs qu’à Sète, parce que c’est à Sète qu’il y a les séries télé, qu’il y a les huîtres, le territoire est un personnage pour moi. Ca vient d’une envie de créer des films autrement. La Camargue est vouée à disparaître dans 150 ans, et j’aime le fait que le cinéma soit au croisement avec quelque chose d’anthropologique. J’adore le cinéma de Guiraudie, parce qu’on entend l’accent, qu’il y a quelque chose d’un conte pastoral, j’adore le cinéma de Pagnol, des choses qu’on a un peu perdues et que j’aime beaucoup. Comme ici, en Belgique, avec cette région incroyable des Ardennes qui, j’ai l’impression, immerge tout un cinéma parce que c’est un territoire fort. L’environnement nous conditionne beaucoup plus qu’on ne le pense. Après le Covid, on s’est tous retrouvés à regarder autour de nous en se demandant : c’est quoi notre environnement, qu’est-ce qu’il me raconte ? Ce n’est pas juste : j’habite dans une grande ville. Ca me conditionne, ça dit des choses de moi, ça fait mon rapport à tout, à la nature… Je pense que ça a changé les mentalités. Quand je vais en Camargue, c’est un peu comme une thérapie: les animaux sont tellement présents que, parfois, des choses qui me semblaient si importantes à Paris me paraissent complètement désuètes en Camargue. C’est la magie, en fait.
-Considérez-vous que filmer ce territoire, finalement guère montré au cinéma, soit un geste politique ?
-Ah oui, bien sûr. Mais comme pour moi c’est un geste politique de mettre une fille issue de l’immigration à cheval dans ce monde-là, qui est un monde assez raciste en fait, le monde de la course et des propriétaires terriens qui ont des animaux, je pense qu’ils votent tous RN. Et de mettre là-dedans cette fille, de ne jamais faire du fait qu’elle soit fille d’immigrés une problématique, c’est un geste politique. Je l’ai fait aussi dans Fragile : Fragile, c’est une comédie romantique où des jeunes issus de la diversité dont je fais partie puisque mon père est Algérien, ma mère est Française, sont dans un genre où je ne les voyais pas. Je n’ai grandi qu’avec des comédies romantiques, même françaises, où c’était des blondes américaines à qui on voulait toutes ressembler. Je n’avais jamais cette représentation de la diversité à l’écran, je suis plutôt allée la chercher plus tard aux Etats-Unis, dans des séries. Je trouve ça dommage. Donc oui, c’est politique.
–Imitation of Life, de Douglas Sirk, est à l’origine de votre désir de cinéma. Pourquoi ce film a-t-il été fondateur pour vous ?
-Pour ce qu’on se raconte là. J’avais 11 ou 12 ans quand je l’ai vu, j’étais en fin d’école primaire, avant de rentrer au collège, quand mon père me l’a montré. C’est un film qui parle de racisme et de honte, de la honte sociale et de la honte d’être noire pour une jeune femme, et c’était la première fois que je voyais à l’écran une souffrance dont j’avais pu ressentir certains effets sur moi. D’avoir un père Algérien, une mère Française, j’ai toujours été écartelée entre deux mondes, et surtout, avec un père qui, du coup, à dû changer de prénom pour s’intégrer, avec la dimension raciste hyper violente dans le sud de la France. A 11-12 ans, je tombe sur ce film qui raconte à la petite fille que je suis la souffrance d’une femme qui va finalement regretter avoir eu honte. Ce qui est très beau dans Imitation of Life, c’est que c’est un film très féministe de Douglas Sirk, le portrait de quatre femmes puissantes, dont une qui réussit mais est très loin de sa fille, et une autre qui n’est pas dans la réussite, mais est très proche de la fille de la première. Il y a ce croisement, où les gens n’arrivent pas à s’aimer bien, tout en parlant du racisme et de l’apartheid aux Etats-Unis. J’en ai pleuré une nuit entière, et c’est vraiment à ce moment-là que je me suis dit que je voulais faire du cinéma. Je ne savais pas ce que c’était, le cinéma : quand on ne vient pas de ce milieu-là, mais du Sud, d’un milieu plutôt populaire – classe moyenne, on n’en a pas de représentation. Et moi, je voulais participer à ça, je me suis dit que ça avait du sens, parce que ça en avait eu pour moi, de me sentir moins seule avec un film. Et surtout, très sincèrement, ce film m’a aidée, à un moment où je ne savais pas trop ce que je vivais dans cette double identité, à ne pas refuser cette identité et à l’assumer. Et ça, je pense que c’est très important.