« Que faisaient tous ces gens qui n’ont rien dit? »

Tim Mielants.

Pour son quatrième long métrage, Tim Mielants adapte Small Things Like These, le roman éponyme de Claire Keegan, évoquant le scandale des couvents-blanchisseries de la Madeleine, en Irlande. Cette histoire, le cinéaste anversois l’aborde par le biais de l’intime, centrant son propos sur un homme ordinaire confronté à un cruel dilemme moral – l’excellent Cillian Murphy, qu’il avait déjà dirigé dans la série Peaky Blinders – pour signer un drame pudique et pénétrant. Rencontre.

-Comment ce projet est-il né ?

-Cillian Murphy et moi, nous nous connaissions de Peaky Blinders. Cela s’était bien passé, on avait apprécié travailler ensemble et on espérait pouvoir collaborer à nouveau dans le futur. Il a alors vu mon premier long métrage, De Patrick, et j’ai reçu un mail où il me disait « faisons un film ensemble ». A partir de là, nous avons cherché un sujet approprié, et sa femme est un jour arrivée avec le livre de Claire Keegan, me disant que c’était quelque chose pour moi. Il y avait dans ce roman une histoire de deuil qui me touchait intimement, et qui en constituait à mes yeux le moteur, mais aussi divers thèmes intéressants: le fait de rester silencieux fait-il de vous un complice? Etes-vous actif si vous êtes silencieux et n’êtes qu’un observateur ?, des sujets sur lesquels j’avais déjà travaillé dans Wil, mon film précédent. Beaucoup de thèmes me parlaient. Je n’avais pas le poids de l’histoire irlandaise sur mes épaules, étant un étranger, j’ai été très honnête à ce sujet. Mais je comprenais le coeur de l’histoire, raison pour laquelle j’ai voulu faire ce film.

-Pensez-vous qu’il fallait un regard extérieur pour transposer ce roman en film? Qu’avez-vous apporté à l’histoire?

-J’ai vraiment pu me concentrer sur le personnage principal, et comprendre sa douleur, parce que c’est universel. Soeur Mary, les autres personnages et ce qui ce passe dans ce couvent font partie de son traumatisme. Je me suis toujours représenté le couvent comme la porte d’entrée vers son trauma, lié à ce qui est arrivé à sa mère. Quand il s’y rend pour la première fois, il entre dans un espace intérieur dans lequel il n’était jamais allé auparavant. Avoir cette perspective m’a aidé à ne pas me laisser totalement happer par les horreurs qui s’étaient produites dans cet endroit.

-Il y a bien sûr un sous-texte politique dans le film. Pour autant, vous avez choisi de l’aborder par le biais de l’intime. Pourquoi était-il important pour vous d’adopter cet angle?

-Ce qui s’est passé dans ces couvents, ce qui est arrivé à ces femmes se trouve dans The Magdalena Sisters, et c’est absolument horrible. Mais ce qu’a choisi Claire Keegan, c’est d’adopter une perspective masculine, une façon brillante d’en faire un problème collectif. Ce qui m’a toujours intrigué, c’est d’avoir le regard de cet observateur tranquille qui, comme la majeure partie de la société, n’a rien fait. Hommes comme femmes, ils se sont contentés de regarder. Cette perspective était essentielle pour moi, parce que cela revient à dire que si l’on est silencieux, on est aussi complice, un thème que je trouve important à travers l’Histoire: que faisaient donc tous ces gens qui n’ont rien dit? Je ne les condamne pas, j’ai moi-même des enfants, c’est un choix difficile mais qui n’en finit pas de résonner.

-Le propos du film est, à cet égard, toujours pertinent aujourd’hui…

-Absolument. Nous pouvons nous exprimer librement à tout propos, mais combien de temps ce constat va-t-il rester valable ? Si l’on considère l’Histoire, les périodes où nous avons pu nous exprimer en toute liberté, sans le moindre danger, ont été très brèves. Quand j’entends Trump parler de l’ennemi intérieur, et dire que les médias mainstream sont son ennemi numéro 1, que l’on voit tous ces autocrates dans le monde, à commencer par la Russie, je ne peux qu’être inquiet. Et me demander, en tant que père de deux enfants, combien de temps cela va durer.

-Le scandale des couvents de la Madeleine, en Irlande, s’est prolongé jusqu’en 1996. Comment expliquez-vous qu’un tel silence les ait entourés pendant si longtemps?

-On ne peut l’expliquer que parce que l’Eglise catholique était présente à tous les niveaux de la société, dans les sports, les soins de santé, partout… Pendant très longtemps, les gens se sont sentis coupables, et pensaient que porter un enfant en dehors des liens du mariage était totalement proscrit. Et puis le gouvernement fermait les yeux sur ces institutions. S’y ajoute le fait qu’en Irlande, l’Eglise catholique était un instrument de lutte contre les Anglais protestants. L’influence de l’Eglise s’exerçait en profondeur, elle était étroitement liée à la vie même des individus.

Small Things Like These repose beaucoup sur le silence. Construire une narration sur le silence a-t-il présenté des difficultés ?

-Je ne le vois pas comme ça. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de structurer la douleur du deuil à travers le film : que pense cet homme aux différents stades, le déni, la colère, et jusqu’à l’acceptation à la fin? Je suis passé par là moi-même, ayant été victime d’un traumatisme similaire, et j’ai intégré ces pensées. Je pense que la caméra est en mesure de saisir les pensées et de les communiquer à travers un acteur. J’ai donc, en quelque sorte, répertorié ces différentes douleurs pour les traduire dans le film, et c’est ce qui fait ce qu’il est: il y a un iceberg géant sous la surface, que j’ai cartographié afin de le rendre aussi précis que possible.

-Comment avez-vous dirigé Cillian Murphy pour qu’il puisse traduire cela a l’écran?

-Cillian est un excellent acteur. Je l’ai invité dans mon monde de douleur, et il a continué à partir de là. Je n’ai jamais le sentiment de le diriger, c’est plutôt comme si nous jouions de la musique ensemble, en nous répondant, comme en jazz, en espérant nous inspirer. Ce qu’il fait avec son instrument, ou avec son corps est tellement incroyable… Pour un réalisateur, c’est comme si on vous donnait les clés d’une excellente voiture et qu’on vous laissait la conduire. J’essaie d’aller le plus vite possible, et de tirer le maximum de lui.

-Aviez-vous, dès la lecture de cette histoire, une idée du style dans lequel vous alliez la porter à l’écran?

-Le livre lui-même dictait le style, adoptant la position d’un observateur silencieux, très subtil. Il était donc évident que la caméra n’allait guère bouger, que l’on verrait toujours le même living, le même couloir, avec une caméra toujours placée au même endroit. Tous ces endroits sont chargés d’émotion: le couloir, par exemple, c’est par là que l’on passe lorsqu’on se rend à un mariage, à un enterrement, à son premier jour d’école… C’est un peu comme un regard divin, un témoin silencieux, comme si Dieu était présent en permanence. Et quand il y a un souvenir, il semble s’envoler du personnage, un peu comme un esprit. A un moment, je me suis d’ailleurs dit que je filmais tout cela de manière très religieuse…

-Dans quelle mesure l’atmosphère de cette petite ville a-t-elle déteint sur le film?

-Nous avons tourné à New Ross, la petite ville où se déroule cette histoire dans le livre, et c’était magnifique. La ville est pratiquement vide, on avait un peu l’impression de marcher dans les studios Paramount, comme si personne n’y vivait. Les lieux sont pratiquement déserts, parce qu’il y a eu un chômage énorme après les années 80 et 90. Je pouvais mettre la caméra n’importe où et pratiquement ressentir le vide existentiel, c’était merveilleux.

-On peut établir un lien entre Small Things Like These et vos films précédents, le deuil pour De Patrick ou encore une petite communauté isolée et religieuse pour Nobody Has to Know, que vous avez coréalisé avec Bouli Lanners. Ce lien est-il conscient ou s’agit-il d’une coïncidence?

-Ces projets m’arrivent par des canaux différents. Pour me sentir en mesure de les diriger, il faut que je ressente une connexion très personnelle avec eux. J’y injecte toujours quelque chose de fort personnel, et c’est pour cela aussi que ces films semblent avoir quelque chose en commun. J’ai dit oui à Small Things Like These parce que cela me semblait juste. J’ai eu la chance que la femme de Cillian m’ait montré ce livre, sans quoi ce film ne se serait pas fait. Je ne sais pas si je l’aurais écrit moi-même, ni si j’en aurais été capable.

-Un élément intéressant, c’est que même s’il y a une connexion manifeste entre vos films, votre parcours est très éclectique: vous avez tourné des séries, des productions belges comme anglo-saxonnes, et des films de genres différents…

-Pour moi, c’est comme voyager, quand on débarque dans un endroit du monde que l’on n’a pas encore vu, une culture que l’on ne connaît pas, mais avec laquelle on se sent étroitement connecté. J’adore voyager avec ces films vers quelque chose qui aurait pu être une part de moi, un monde, parfois situé dans le passé, à travers lequel je me promène, en espérant que j’en reviendrai avec plus de connaissances et de savoir. Cela m’enrichit d’essayer de me laisser totalement absorber par ce monde, et de trouver ce que ferait mon personnage dans ce type de situation, ou encore d’explorer ce que je ferais moi-même, comme dans Wil ou dans Small Things Like These. Cela m’amène dans des endroits où je ne suis encore jamais allé, alors que si je les écrivais moi-même, je me rendrais dans des endroits que je connais déjà, et je ne sais pas si cela m’enrichirait. Et c’est aussi un voyage à travers moi, je découvre des endroits en moi dont je n’avais pas conscience.

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