« Le couple est la plus petite société qui existe »

Emmanuel Mouret © Marie Rouge/Unifrance

Emmanuel Mouret a su, en vingt-cinq ans et une douzaine de longs métrages, imposer sa petite musique singulière dans le concert du cinéma français, faisant de la confusion des sentiments son motif privilégié, décliné tout en finesse de Changement d’adresse à Un baiser s’il vous plaît, de Caprice à Chronique d’une liaison passagère. Ou, aujourd’hui, dans Trois amies, marivaudage inspiré entrelaçant les vies amoureuses de trois femmes dans un mélange de légèreté et de gravité. L’occasion d’une rencontre avec le réalisateur marseillais.

-L’affiche de votre premier long métrage, Laissons Lucie faire ! annonçait « un divertissement sentimental d’Emmanuel Mouret ». C’est une ligne à laquelle vous n’avez jamais dérogé. Qu’est-ce qui vous incite à vous pencher inlassablement sur le sentiment amoureux?

-En soi, je ne me figure pas me pencher sur le sentiment amoureux, même si j’ai aimé des auteurs et des cinéastes qui, pendant toute leur oeuvre, ont travaillé autour. Simplement, c’est un motif qui permet de parler de l’homme et du monde. Il y a beaucoup de choses intéressantes dans la question du couple, puisqu’il s’agit souvent de situations de couple, de désir, de morale. Il y a l’élément divertissant, parce qu’à partir du moment où il y a du désir, il y a du suspens. Mais il y a aussi le fait que le couple est peut-être la plus petite société qui existe et que d’emblée, on est confronté à l’autre dans la relation, dans les engagements, dans les rêves, dans les souhaits, et donc dans les malentendus, dans les quiproquos, dans les problèmes. J’étais très lié à Jean-Louis Comolli, qui nous a quittés il y a deux ans, et qui faisait du cinéma dont la politique était le thème. Quand je lui disais « je suis très loin de là », il me répondait: « la politique commence dans une chambre, Emmanuel ». D’ailleurs, même les questions de société aujourd’hui le prouvent. Je ne prétends pas du tout faire du cinéma politique, mais cela montre l’intérêt qu’il y a se pencher sur le couple, les usages qui le régissent ou qui régissent la circulation du désir.

-Les personnages de vos films aspirent à être des gens bien…

-Ils veulent être bien, mais ils sont tous moralement discutables. Ce qui m’intéresse dans mes personnages, dans Trois amies comme dans mes autres films, c’est un point où ils sont quelque part clivés, scindés, partagés ou déchirés entre deux désirs distincts. A savoir le désir d’être quelqu’un de bien, de respecter les règles, l’engagement, la bonne marche de la société et de ses usages, et en même temps le désir d’être honnête avec ce qu’on ressent, d’essayer de vivre avec ce qu’on est. Ces deux injonctions ne vont pas toujours de pair, parce que si on est honnête avec ce qu’on ressent, cela met en branle des engagements que l’on a pris. C’est ça qui m’intéresse: cette question morale qui est insoluble, cette question du scrupule on va dire. Le film commence avec un personnage qui a un scrupule: elle a un compagnon qui est très amoureux d’elle, elle trouve que c’est quelqu’un de très bien, mais elle ne ressent pas pour lui ce qu’il ressent pour elle. Et du coup, son scrupule, c’est de se sentir malhonnête, ce qui la porte finalement à avouer, avec des conséquences dramatiques.

-Vous considérez-vous comme un moraliste?

-Tout dépend de ce qu’on entend par moraliste. Moralisateur, je ne pense pas, puisque ce qui m’intéresse, c’est davantage la contradiction, l’aporie, cet endroit un peu indécidable, cette façon de traverser le doute et la question, de faire vibrer une question. Je ne suis pas un spécialiste du 18e, mais une définition du moraliste, c’est celui qui interroge la morale, ce n’est pas celui qui répond ce qu’on devrait faire moralement mais celui qui s’amuse à déstabiliser les limites des injonctions morales. Ou à les renverser. Et, en tout cas, à les interroger. Dans ce cas-là, oui, parce que c’est une des choses les plus excitantes de la littérature et du cinéma, que de réfléchir à nos usages, à nos gestes les plus essentiels et les plus quotidiens, et se demander ce qu’il en ressort.

-Vos films sont très écrits, et s’appuient sur des dialogues ciselés. Comment procédez-vous afin que cette dimension littéraire assumée n’étouffe pas la dimension cinématographique?

-Je n’ai absolument pas de vocation littéraire, je ne me sens pas du tout littéraire moi-même. Donc, c’est quelque chose qui m’échappe complètement. Vous n’êtes pas le seul à me le dire mais ça me met un peu mal à l’aise, parce que si on reprend mes dialogues, les personnages s’expriment un peu comme on s’exprime quand je suis dans un café et que j’entends une conversation. Il n’y a pas tant de stylisation, sinon par le choix des situations. Et puis, adolescent, j’ai grandi en regardant les films de Lubitsch, Pagnol, Guitry, Renoir, Rohmer, Chabrol, Mankiewicz ou Cukor, et peut-être qu’il y avait une dimension littéraire chez chacun d’entre eux. Mais l’idée est vraiment de faire du cinéma, et le cinéma passe énormément par la parole: j’insiste sur le fait que si ça parle autant dans mes films, c’est pour mettre en relief des moments où ça s’arrête de parler. Les films où ça ne parle pas, c’est quand il se dit quelque chose que la parole est importante, comme dans certains westerns ou certains films noirs, avec des personnages qui ont toute une vie derrière eux, des visages qui racontent toute une histoire. C’est propre au genre, mais moi, si ça parle beaucoup, c’est pour créer des espaces où ça ne parle plus. Et puis, c’est une parole qui brouille complètement les pistes, et qui est là aussi pour faire vivre différemment le visage. La parole est là pour inciter le regard du spectateur à comparer ce qui est dit au visage de l’acteur, c’est la contradiction qui m’intéresse. Exactement comme chez Pagnol, un cinéaste qui a eu beaucoup d’influence sur moi, tout comme Lubitsch. Quand on regarde les films des années 30, que ce soit ceux de Lubitsch, de Capra, de Hawks, de Stahl, de Cukor, on n’a jamais autant parlé qu’à cette époque-là. Je crois qu’on se méprend sur l’idée d’un cinéma de la parole. A partir du moment où il devient sonore, le cinéma s’intéresse, sur une grande partie des films, à des animaux parlants. C’est donc normal que la parole ait un statut important mais absolument cinématographique selon moi. Quand on regarde un Hitchcock, c’est dix minutes de parole pour une minute sans parole. On dit que ça ne parle pas chez lui, mais ça n’arrête pas.

Vous vous autorisez, dans Trois amies, un petit détour par le fantastique. Puisque vous avez cité Mankiewicz, The Ghost and Mrs Muir a-t-il constitué une inspiration?

-Dès qu’on a un fantôme, c’est obligé de penser à ce film. C’est la première fois que je faisais disparaître un personnage dans un de mes films, et c’était extrêmement lourd à assumer, heureusement que j’avais une coscénariste, Carmen Leroi, prête à l’assumer avec moi. La meilleure façon que nous avons trouvée pour en faire le deuil, c’est qu’il continue à vivre. Le cinéma, en permettant de filmer les fantômes, rend grâce à une réalité psychologique, c’est que les personnes qui disparaissent ne disparaissent pas de nos esprits. A partir de là, cela a été très excitant qu’il meure, parce qu’en fait, les gens qui meurent ne meurent pas pour ceux qui sont là. L’idée du fantôme est une idée aussi vieille que le cinéma, et c’est là où j’ai compris que s’il y a des fantômes au cinéma, c’est parce que c’est une réalité psychologique, pas une fantaisie.

-Vous avez longtemps joué dans vos films, mais vous semblez avoir renoncé à le faire depuis Mademoiselle de Joncquières. Pourquoi ? Est-ce parce que, depuis trois films, vous avez trouvé en Vincent Macaigne votre alter ego à l’écran ?

-Je n’ai jamais souhaité jouer dans les films, je l’ai fait parce que mon producteur me l’a demandé, et que c’était plus simple. Et puis, Mademoiselle de Joncquières, dans lequel je ne jouais pas, a été un gros succès, et mon producteur m’a dit que je ne jouerais plus, ce qui me va très bien: ce que je demande à Vincent Macaigne, je ne pourrais pas le faire moi. Je ne me sens pas comédien, je ne me sens pas de talent, ça ne m’intéresse pas tant que ça, et je peux du coup être plus exigeant vis-à-vis de moi à la mise en scène. Vincent, je ne le vois pas comme un alter ego, il est tellement meilleur comédien que moi, c’est juste une grande chance: il a sa personnalité et il insuffle à mes films une dimension que je suis très heureux d’avoir. Et pour le coup, le travail est encore plus simple, puisque je n’ai plus à apprendre de texte.

-Vous avez évoqué Ernst Lubitsch, et on parlait, à son propos, de la « Lubitsch touch ». Comment définiriez-vous le « style Mouret »?

-Je serais intéressé à ce que vous le définissiez vous, parce que s’il y a quelque chose dont je ne veux pas avoir conscience, c’est ça. Il y a des gens qui me parlent de mon univers, de mon style, mais le style n’est pas un déguisement qu’on choisit pour s’habiller, le style vient absolument malgré soi, il est la résultante de toutes nos attentions et de toutes nos obsessions. Quand on essaie d’avoir du style, c’est peut-être la fin des haricots. De la même façon qu’on n’est pas capable d’entendre vraiment sa voix, c’est quelque chose qui m’échappe. Ce qui me nourrit, ce sont mes obsessions, ce n’est pas de me dire « voilà, c’est mon truc ». Je n’ai pas de truc, grosso modo.

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