Claire Burger, on l’avait découverte il y a tout juste dix ans avec Party Girl, premier long métrage cosigné avec Marie Amachoukeli et Samuel Theis qui allait repartir de Cannes auréolé de la Caméra d’or. Quatre ans plus tard, C’est ça l’amour, son premier film en solo, valait à Bouli Lanners l’un de ses plus beaux rôles, l’acteur apparaissant désarmant sous les traits d’un père élevant seul ses deux filles adolescentes après le départ de sa femme. D’adolescence, il est encore question aujourd’hui dans Langue étrangère, le portrait en suspension de deux filles de 17 ans réunies par un séjour linguistique. Un récit d’apprentissage doublé d’un film générationnel dont la réalisatrice nous parlait en juillet dernier, à la faveur de sa présentation au festival de Bruxelles (BRIFF).
-Vous êtes originaire de Forbach, à la frontière franco-allemande. « Langue étrangère » était-il, à vos yeux, une occasion d’aller à la rencontre de ces deux cultures qui vous ont forgée ?
-Oui. J’ai fait beaucoup de séjours linguistiques quand j’étais jeune. J’avais toujours tourné à Forbach jusqu’à présent, et j’avais envie de changer de décor, mais aussi de continuer à travailler les thèmes qui m’intéressent : la frontière, les langues, et des thèmes plus généraux qui traversent tous mes films, comme « est-ce qu’on est seul, ou est-ce qu’on est ensemble? » « Qu’est-ce qu’on peut faire seul ou ensemble ». J’ai voulu voir si je pouvais tourner en dehors de ma ville natale, et avec le séjour linguistique, il était possible de travailler encore la relation franco-allemande, mais moins sur la frontière, comme je l’avais fait dans Party Girl, et plus sur la rencontre avec l’autre, la rencontre amoureuse…
-Vous évoquez l’amitié franco-allemande, l’un des fondements de l’Europe. Etait-il d’autant plus important pour vous d’en parler aujourd’hui, alors que l’on voit l’idée d’Europe s’effriter?
-Oui, parce que j’ai grandi presque dans une idéologie… La région dans laquelle je suis née a été française, allemande, française, allemande, elle a été très marquée par les guerres entre ces deux pays. Il y a dans l’idée de l’Europe quelque chose de très important là-bas, à la fois économiquement, parce que la Lorraine est assez sinistrée, et qu’on m’a toujours expliqué que l’Europe était l’avenir et peut-être la possibilité de s’en sortir. Et surtout, cette amitié entre deux peuples qui se sont fait la guerre pendant longtemps y est quelque chose de très fort. Après, quand j’ai déménagé à Paris, je me suis rendu compte que l’Europe était une entité très théorique et très froide pour la plupart des Français qui vivent un peu plus éloignés des frontières. De même à Berlin, on sent bien qu’on est loin de la France. Moi, j’ai grandi là-dedans, et je sens à quel point c’est un concept fragile, qui peut être défait, particulièrement avec l’extrême droite un peu partout. Je suis attachée à cette idée, parce que j’y ai été élevée, mais aussi parce que je crois vraiment à ce que ça pourrait nous apporter à tous, Européens, d’incarner encore un peu plus cet idéal.
-Votre film est forcément politique, mais c’est aussi une histoire profondément intime. L’imbrication de ces deux dimensions s’est-elle faite naturellement?
-J’ai toujours essayé de faire des films d’abord sur l’intime, les bouleversements intimes, des choses qui peuvent paraître assez simples mais qui, à mon avis, sont importantes dans la vie des gens, comme tomber amoureux. Ou dans Party Girl, quand on perd son travail, se demander comment on peut s’en sortir. Et dans C’est ça l’amour, voir ses enfants partir, sa femme nous quitter. Et là, tomber amoureux à l’adolescence. L’intime, c’est ce qui m’intéresse le plus, mais j’ai aussi l’impression que notre intime est relié à une géographie, une culture, un territoire, et ça m’intéresse d’essayer d’entremêler ces deux choses. Dans C’est ça l’amour, il y avait la question de la classe moyenne, le rapport à la culture, à l’éducation; dans Party Girl, cette frontière, le passage en Allemagne et en France; et là, je voulais à la fois parler d’Europe, de politique et faire le portrait de la jeunesse, mais sans que ce soit un film théorique, ni un film militant. J’avais envie avant tout d’être proche des personnages, et de faire une histoire d’amour avec des émotions et du sentiment.
-Dans quelle mesure vous retrouvez-vous dans Fanny et Lena, les deux adolescentes du film?
-Je me retrouve beaucoup dans les deux, et aussi dans les mères. Party Girl était inspiré de la famille de mon meilleur ami, C’est ça l’amour de l’histoire de ma famille, et là, alors qu’on pourrait imaginer que je me suis éloignée de moi en m’éloignant de ma ville et de mon histoire familiale, je pense que c’est vraiment mon film le plus personnel. J’ai mis de moi dans chacun des personnages: Fanny, c’est peut-être mon côté anxieux de ces dernières années avec, à un moment, des difficultés dans les relations sociales, etc. Et Lena, c’est moi adolescente, dans une forme d’idéalisme. J’étais très militante, de gauche, j’avais l’impression qu’on pouvait changer le monde, et qu’il y avait des vérités absolues. Et puis, j’ai eu une éducation protestante, avec un rapport à la transparence, à la vérité qui a été un peu mis à mal quand je suis allée à Paris, où c’est un autre rapport à la vérité, plus latin. J’ai puisé des choses en moi pour ces personnages, et les actrices ont aussi apporté beaucoup en les incarnant vraiment.
-Lilith Grasmug et Josefa Heinsius sont formidables. Comment le casting s’est-il déroulé?
-J’avais d’abord écrit une première version du scénario pour des jeunes filles de 13, 14 ou 15 ans. J’avais vu un film où jouait Lilith Grasmug, je l’avais trouvée extraordinaire, mais elle avait déjà dans la vingtaine. Je n’écris pas aux acteurs normalement, mais je me suis dit « elle est jeune, elle est vraiment formidable, elle mérite d’être encouragée », et je lui ai laissé un petit mot en lui disant « chapeau pour la prestation ». Elle m’a immédiatement répondu qu’elle venait de postuler pour le casting de mon film. Je l’ai un peu refroidie, en lui disant que je cherchais de très jeunes filles. J’en ai vu beaucoup, mais ça me travaillait, et comme Lilith m’avait envoyé une vidéo, j’ai vu qu’elle faisait beaucoup plus jeune que son âge, et j’ai eu envie de vérifier. Elle était tellement le personnage, capable d’incarner cette complexité, d’être à la fois très anxieuse et de pouvoir jouer le mensonge sans qu’on cesse de l’aimer, ni de sentir son mal-être, que j’ai décidé de la prendre, et de vieillir le personnage. Pour Josefa Heinsius, qui joue Lena, le casting allemand a été assez difficile, parce que c’était pendant la période du Covid. C’était compliqué de voyager, et dans les écoles allemandes, on ne peut pas faire du casting sauvage comme on le fait en France. Au départ, on a dû travailler beaucoup avec des vidéos, j’ai fait une présélection, et quand j’ai enfin pu voyager en Allemagne pour caster mon film, Josefa est la première que j’ai vue sur une quinzaine de jeunes actrices allemandes. Elle n’avait jamais joué dans un film, mais avait fait un peu de théâtre, et ça a été immédiat. Elle était très proche du personnage, venant de Leipzig, très écolo, très engagée, alliant quelque chose de très émotif et de très droit et authentique à la fois, avec de grandes qualités de comédienne. Dès que je les ai fait se rencontrer, j’ai eu le sentiment qu’il y avait quelque chose qui fonctionnait dans leur énergie et dans ce qu’elles arrivaient à se donner.
–Langue étrangère oppose la pureté de l’engagement de la jeunesse à une forme de désillusion des mères, que jouent Nina Hoss et Chiara Mastroianni. C’est un miroir de votre ressenti ?
-Il y a de moi dans les personnages des deux adolescentes, mais aussi dans ceux des mères. Je trouve très beau, à l’adolescence, la croyance, l’espoir et la force de ce qu’on imagine pouvoir changer. Et perdre ça, évidemment, est un peu douloureux. La maturité et la complexité du monde font qu’on finit par avoir parfois peut-être moins d’espoir, ça m’est arrivé. Je n’avais pas envie de personnages de parents qui soient dans une autorité pénible ou soient réactionnaires. Pour moi, ce sont aussi des femmes fragiles, sensibles: on peut sentir parfois de la dureté chez elles, mais il y a certainement beaucoup de blessures et de désillusions, parce que j’ai l’impression que c’est aussi ce que nous fait la vie. Je n’avais pas envie de confronter deux générations de façon caricaturale. Peut-être que les personnages de Lena et Fanny se désenchanteront un jour, mais on peut espérer que non, et qu’elles arriveront à changer le monde.
-Fanny recourt au mensonge, elle s’invente des histoires. Etait-ce une manière aussi de résonner avec la réalité, où la notion de vérité se dérobe ?
-Oui, aussi. Par rapport aux questions auxquelles j’avais l’impression que la jeunesse avait à faire face, il y a qu’on sait bien qu’on est à l’ère de la post-vérité. Et que, entre la question du virtuel, avec tous ces filtres, de la représentation de soi, mais aussi des gens comme Trump et de leur rapport à la vérité, et même la science qui est en crise sur un certain nombre de questions, je pense que ça fait partie des difficultés. Après la chute du Mur, il y a eu des changements sur la question des idéologies et une forme de crise de la croyance. On est plus enfermés dans nos bulles, internet l’a favorisé, et donc à l’endroit où on croit, on a l’impression d’être vraiment dans la vérité. Et pourtant, on voit que plus aucune vérité ne vaut, puisque même des présidents de très grandes nations peuvent raconter à peu près n’importe quoi, et que ça n’a pas l’air de gêner grand monde, on peut revoter pour eux. Je pense que c’est une génération qui doit réinventer son rapport à la vérité ou, en tout cas, qui va avoir ça comme défi à relever. Pour ma génération et celle qui précédait, il y avait, peut-être à tort, quelque chose de l’ordre des repères sur la question de ce qui était vrai ou faux, même dans nos rapports aux médias, qui était bien plus rassurant.