Révélé en 1997 par Dial H-I-S-T-O-R-Y, Johan Grimonprez s’est imposé comme l’une des voix les plus originales du cinéma documentaire contemporain, questionnant l’Histoire dans des montages-puzzles audacieux et stimulants. Ainsi, aujourd’hui, de Soundtrack to a Coup d’Etat, un film revenant sur l’assassinat, en 1961, de Patrice Lumumba, le premier ministre du Congo, et le rapportant au contexte géopolitique de l’époque, tout en entremêlant jazz et politique dans un collage époustouflant dont le cinéaste belge et son monteur, Rik Chaubet, ont le secret. S’il a choisi de revenir sur cet épisode de l’Histoire, c’est, explique-t-il, « parce qu’il s’agit d’une question qui n’a toujours pas été résolue en Belgique. C’est toujours L’empire du silence, si l’on se réfère au film de Thierry Michel, mais je pense que l’on découvre certaines choses dans Soundtrack dont on n’avait jamais parlé auparavant. Notamment le lien entre ces événements et la scène mondiale des Nations Unies, sur lequel il n’y avait eu que peu de recherches. Et, au-delà de la connexion avec celle-ci, les liens avec le panafricanisme, le mouvement des droits civiques ou encore celui des non-alignés, avec le sentiment d’espoir dont il était porteur. Il ne s’agit pas seulement d’une histoire belge, mais bien d’une histoire globale. Pour moi, la façon dont la Belgique et l’Occident, Etats-Unis compris, ont envisagé la décolonisation dans les années 60, le Congo et le renversement de Patrice Lumumba ont constitué le point zéro de la façon dont l’Occident allait composer avec le continent africain, mais aussi les ressources des pays du Sud. »
Le jazz, un agent historique
Venant après Shadow World, où il traitait du commerce des armes, Soundtrack to a Coup d’Etat propose une lecture politique de l’Histoire, avec un intérêt particulier pour la guerre froide, déjà au coeur de Double Take. « Je suis un enfant des années 60, et j’appartiens à la génération de la télévision, un double constat qui a inspiré une bonne partie de mon travail. Si vous regardez l’Ukraine, le monde est encore défini entre l’Est, l’Ouest et le Sud. Dans Double Take, il était question de l’Est, de l’Ouest, et de Cuba. On est donc en présence du Sud, avec l’Est et l’Ouest qui sont des doppelgangers. Il était crucial à mes yeux de ne pas refermer Soundtrack to a Coup d’Etat sur une note nostalgique : souvent, on reste braqués sur Leopold II, et on néglige ce qui se passe aujourd’hui à l’Est du Congo, où il y a toujours un génocide. »
Outre le contexte de la guerre froide, les deux films ont également en commun la manière dont Johan Grimonprez y fait dialoguer art et histoire – le cinéma de Hitchcock dans le cas de Double Take, le jazz dans celui de Soundtrack. « J’ai toujours été intéressé par le fait d’explorer les limites du documentaire, relève-t-il. Pour moi, cela redéfinit la manière dont l’Histoire est représentée au sein du film. J’ai fait certains de mes films avec des auteurs de fiction – Don DeLillo pour Dial H-I-S-T-O-R-Y, Tom McCarthy pour Double Take – alors que Shadow World a été le fruit d’une collaboration avec un journaliste d’investigation, Andrew Feinstein. Le modus operandi a donc été totalement différent. Dans Soundtrack, ces éléments sont réunis: bien qu’il s’agisse d’un élément esthétique, le jazz est aussi un agent historique. C’est comme si la musique s’invitait dans l’arène politique, quand Abbey Lincoln, Max Roach et d’autres décident, à Harlem, d’aller investir le Conseil de sécurité des Nations Unies après l’annonce du meurtre de Lumumba. Et les ambassadeurs jazz sont une composante de l’histoire du film: ils étaient utilisés comme outils de propagande pour faire rayonner la politique américaine sur le continent africain, alors même que la lutte pour les droits civiques battait son plein aux Etats-Unis. C’est très schizophrénique. Mais s’ils étaient utilisés par le département d’Etat, ils parvenaient aussi à s’en détacher par de petits gestes subtils, comme quand, Louis Armstrong, sur Black and Blue, décide de chanter « I’m Right Inside » plutôt que « I’m White Inside. »
Une histoire de chaussure
Mémoires et films personnels d’Andrée Blouin, activiste panafricaine et responsable du protocole de Patrice Lumumba, innombrables documents des Nations Unies, archives privées de Nikita Khrouchtchev, discours de Lumumba, archives de l’écrivain congolais In Koli Jean Bofane, interviews et témoignages de témoins de première main, et l’on en passe: le film s’appuie sur des sources multiples, dispensant une somme d’informations considérable. « On mène des recherches extensives, rassemblant tout le matériel possible, et puis, petit à petit, on collecte des perles. C’est comme un immense iceberg: à force de chercher, on trouve des choses qui font sens. » Et apportent un éclairage multiple sur cette Histoire que le documentaire prend à bras-le-corps, l’anecdotique au service de l’essentiel. Comme lorsque Grimonprez revient sur l’épisode fameux de la chaussure de Khrouchtchev : « Le fait qu’il ait claqué sa chaussure aux Nations unies m’est toujours apparu comme un geste théâtral intéressant. J’ignorais que c’était en rapport avec le lien de la Belgique et du Congo, et avec le mouvement de la décolonisation, et que cet épisode de la chaussure était la conséquence de notre histoire coloniale. » Dénichée sur les cassettes audio qu’avait enregistrées Khrouchtchev sept années durant après que Brejnev l’avait évincé en 1964, la petite histoire derrière ce mouvement d’humeur du dirigeant soviétique illustre le monceau d’infos que le cinéaste a voulu démêler, pour les écarter le cas échéant. « Ces cassettes constituent un matériel énorme, qui a été digitalisé. Nous avons fait des recherches sur les occurrences du mot « chaussure », et nous avons découvert que son père voulait qu’il devienne un fabricant de chaussures. S’il n’y a pas de footage du moment où il claque sa chaussure, il parle, dans un témoignage audio, du fait qu’il était tellement furieux qu’il a recouru à ce geste. Il s’agissait de chaussures d’été qu’il venait d’acheter et le faisaient souffrir, et avec lesquelles il s’était mis à jouer. Si bien que quand il s’est mis en colère, il en a claqué une sur son pupitre. » De même, Soundtrack to a Coup d’Etat fait dialoguer mémoire intime et grande Histoire, manière aussi de laisser la narration respirer. Ainsi, notamment, de films d’Andrée Blouin au Congo que lui a envoyés sa fille, Eve. « Ce sont des documents remarquables. Nous avions ainsi un matériel fort intime qu’il était intéressant d’utiliser en regard d’une photographie plus globale, comme les archives des Nations Unies par exemple. » Pour un résultat bluffant, fruit de trois ans de montage – « c’est là que se fait l’écriture du film », souligne Johan Grimonprez.
Un PDF universitaire déguisé en clip musical
De Soundtrack, le réalisateur souligne qu’il est (forcément) incomplet, parce qu’il a voulu se concentrer « sur ce qui était crucial pour que l’élément thriller s’impose naturellement. Je dis toujours, sous forme de boutade, qu’il s’agit d’un PDF universitaire déguisé en clip musical. J’espère que le film est accessible de manière simple, que l’on peut y entrer facilement et suivre l’histoire. Même si le côté académique est indéniable et que la référence de chaque citation est mentionnée : je savais que tant en Belgique qu’aux Etats-Unis, je serais passé sur le gril pour certaines informations que je mets sur la table« . De fait, s’attardant sur les circonstances qui conduisirent au Coup d’Etat et sur le rôle qu’y joua la Belgique, Grimonprez s’empare d’un sujet resté tabou. « J’ai le sentiment que le débat ne fait que commencer en Belgique. La commission d’enquête qui a suivi la publication du livre L’assassinat de Lumumba, de Ludo De Witte, en 2000, tout en établissant la complicité de la Belgique, n’a pas admis l’ensemble des faits. D’où l’importance de citer les sources quand on montre, par exemple, William Burden, ambassadeur des Etats-Unis en Belgique, admettant une série d’éléments ayant conduit au meurtre. Il n’y a pas encore de discussion publique. Bien sûr, aujourd’hui, on jette des ballons rouges sur les statues de Léopold II, mais cette époque est tellement éloignée que c’est presque un leurre pour ne pas parler de ce qui se passe maintenant au Congo. Quand le roi s’y rend pour déclarer « je m’excuse », ce n’est rien d’autre que mettre un petit bandage sur une plaie ouverte. Je pense que le dialogue devait être beaucoup plus ouvert, notamment dans les médias mainstream… »